1765-04-16, de Voltaire [François Marie Arouet] à Théophile Imarigeon Duvernet.

Je fais mon compliment, monsieur l'abbé, aux habitants de la ville de Vienne de vous avoir confié leur collège.
Les jeunes gens de cette ville auront fait un grand pas vers la sagesse lorsqu'ils commenceront à rougir de l'atrocité de leurs ancêtres à l'égard du malheureux Servet. Il est très important de leur apprendre de bonne heure que ce médecin espagnol, moitié théologien et moitié philosophe, avant d'être cuit à petit feu dans Geneve, avait déjà été condamné à être brûlé vif à Vienne, au milieu du marché aux cochons. Il faut encore que ces jeunes gens sachent que Servet ét[ait] l'ami et le médecin de l'archevêque et du premier magistrat de cette ville. Ils devaient l'un et l'autre leur santé aux soins de Servet. Le fanatisme éteignit en eux tout sentiment d'amitié et de reconnaissance. Le prélat permit à son official, escorté d'un inquisiteur de la foi, de déclarer hérétique son médecin; et le magistrat, escorté de quatre à cinq assesseurs aussi ignorants que lui, crut que pour plaire à dieu et pour édifier les bonnes femmes du Dauphiné, il devait en conscience faire brûler son ami Servet, déclaré hérétique par un inquisiteur de la foi.

Vous trouverez certainement dans la bibliothèque de votre collège, une grande partie des matériaux qui vous seront devenus nécessaires pour l'histoire des révérends pères jésuites. Vous êtes très en état, monsieur, de bien faire cette histoire, et vous êtes sûr d'être lu lors même qu'il n'y aurait plus au monde ni jésuites ni ennemis des jésuites. Vous rendrez un grand service aux hommes en leur faisant connaître des religieux qui les ont trompés et qui les ont fait battre en les trompant.

Un grand philosophe géomètre qui daigne me mettre au nombre de ses amis, vient de publier un discours très éloquent sur la destruction de ces religieux. Ce discours plein de chaleur, de sel et de vérités, est une excellente préface à l'histoire que vous préparez. Vous devez sentir, monsieur, plus que personne que la destruction de cette société, dite de Jésu, est un grand bien qui s'opére en Europe; c'est une légion d'ennemis de moins que les gouvernements et la philosophie auront désormais à craindre et à combattre. Il est à désirer que les hommes de lettres qui les remplacent dans l'enseignement de la jeunesse aient autant de courage et de lumières que vous en avez pour faire le bien. On verra bientôt en France, en Espagne, en Portugal une génération d'hommes très instruits, qui sentiront vivement combien il est affreux de se tourmenter pour des subtilités métaphysiques, et de faire un enfer anticipé de ce monde qui ne devrait être, pendant le peu d'instants que nous nous y arrêtons, que le séjour des plaisirs et de la vertu. Si nous sommes encore sots et barbares, c'est aux instructeurs qu'on doit s'en prendre. Les études dans les collèges n'ont été justqu'ici réglées que d'après les principes d'une théologie dogmatique; et c'est de cette source empoisonnée que sont sorties tant de sectes qui en l'honneur de Jésu christ, se sont chargées d'anathèmes, et qui après s'être querellées grossièrement, ont employé des milliers de bourreaux pour s'exterminer, et ont fait en s'exterminant un vaste cimétière de l'Europe, tantôt pour les couleurs eucharistiques et tantôt pour la grâce versatile.

Ce que vous me dites, monsieur, du nombre de ceux qui ne croient pas en dieu, est une vérité incontestable. Le temps où il y eut en Europe plus d'athées et plus de crimes de toutes les espèces, est celui où l'on eut plus de théologiens et de persécuteurs. M. Charles Gouju est entièrement de votre sentiment, et il s'en rapporte à votre prudence au sujet de la petite homélie qu'il adresse à ses frères sur la banqueroute des révér. pères jésuites et sur l'athéisme des théologiens.

Je suis &a.