[c. 20 June 1775]
Monsieur,
Je n'ai point voulu vous faire d'adieux.
Il est affreux de se séparer d'un grand homme pour lequel on a l'admiration la plus passionnée, quand on [n']a qu'une espérance vague de l'aller revoir. Vous me pardonnerés de vous écrire, de vous témoigner toute ma reconnoissance pour l'accueil plein de bonté dont vous m'avés honoré. Combien j'eusse été à plaindre, si vous ne m'aviés pas permis de vous exprimer une partie des sentimens que m'inspire votre génie et vos vertus! Avec quel transport, quelle ivresse j'ai vû la gloire et l'honneur de mon siècle! Que j'ai été attendrie en le voyant aussi bon, aussi aimable, qu'il est grand, en voyant qu'il fait autour de lui le bien qu'il auroit voulu faire à l'humanité entière! Quel souvenir délicieux je conserverai tout ma vie monsieur des momens que j'ai passés dans ce cabinet, où vous avés daigné m'admettre et causer avec moi avec une familiarité si douce et si complaisante! Combien j'étois tentée de m'y précipiter encore en quittant Fernai! Il étoit ouvert, j'entendi le son de votre voix, je voulois m'aller jetter à vos pieds, mais je fus retenue par la crainte de vous dérober un moment de ce tems que vous avés consacré à nos délices et à notre bonheur, peutêtre aussi par celle de vous être importune. Je l'ai sans doute été quelquefois, je vous en demande pardon. La passion ne peut toujours se soumettre à la délicatesse, j'avois besoin de vous voir, de vous entendre, je me trouvois malheureuse loin de celui que j'étois venue chercher. Non je ne vous ai point assés vû, assés dit combien je vous admire et (permettés moi de le dire aussi), combien je vous aime. Mais il falloit me faire croire que j'envie Mrd le sort de tout ceux qui vous entourent; ils peuvent à chaque instant vous donner des preuves de leur dévouement. Quoi de plus doux que de pouvoir consoler la vieillesse d'un grand homme! Mais moi, je ne puis rien pour vous. Je m'en entretiendrai au moins; le plaisir de vous avoir vû ajoutera un nouveau charme à celui que je goûtois en lisant vos immortels ouvrages et en parlant de votre personne. C'est ce que je ferai sans cesse avec mr Suard, avec mon bon, mon cher Condorcet, avec celui que vous avés nommé votre enfant et que j'apelle quelquefois le mien & recevés je vous prie monsieur les assurances du respect le plus profond, le plus tendre et le plus passionné.
Oserois-je vous prier de présenter mes tendres et respectueux homages à madame Denis, j'espère aprendre bientôt à Paris que sa santé se fortifie tous les jours.