1777-09-01, de Amélie Suard à Voltaire [François Marie Arouet].

Que mon frère est heureux mr, il va vous voir.
Je voudrois bien encore partager avec lui ce bonheur, je voudrois surtout en voir jouir mr Suard, qui seroit bien digne de vous voir face à face. Je donnerois toutes les joyes du paradis pour vous revoir une seconde fois. C'est un bien que je désire à tous ceux que j'aime car je trouve qu'on n'est pas seulement heureux de vous voir qu'on l'est encore de vous avoir vu. L'amour se joint à l'admiration. Ceux qui sont réduits à ne parler que de votre génie me paroissent bien malheureux et je je ne conçois pas qu'on puisse se résoudre à vivre dans ce siècle ci si l'on n'a point été offrir son homage à celui qui en a fait la gloire. J'ai fait deux cent lieux pour cela et j'en eusse bien fait davantage, mais je n'ai pas fait un pas pour voir Joseph second, car un grand homme est bien plus à mes yeux qu'un empereur. Je n'ose vous dire tout ce que nous pensons de lui depuis qu'il a passé à Fernei sans désirer de vous voir.

Vous avés lû actuellement mr cet éloge de l'hôpital de notre bon Condorcet. Je suis sûre que vous n'aurés pas été si sévère que l'académie, que vous ne voudriés en rien retrancher et que vous préférés aux belles phrases cette éloquence mâle et vigoureuse d'une âme passionnée pour le bien public, ces pensées neuves et profondes qui produiroient le bonheur de l'humanité si nos souverains les faisoient passer dans notre législation.

Je crois mr que toutes les réformes de mr Necker vous sont connues et qu'elles ont votre aprobation comme celle du public. Il attaque un peu rudement les financiers dont les grandes richesses sont un grand scandale et vous conviendrés qu'il vaut mieux prendre l'argent dont on a besoin dans leurs poches que dans celle du pauvre peuple. Mr de Condorcet ne veut rien aprouver dans l'homme qui a succédé à Mr Turgot. Nous avons là dessus des querelles qui ne finissent point et qui sont interminables car je ne pourois adopter ses préventions sans perdre son estime. Je dois de la reconnoissance à Mr Necker mais je l'aimerois et l'estimerois infiniment quand je ne lui devrois rien.

On nous a parlé ici d'une tragédie que j'aimerois bien mieux voir que cette Gabrielle qui nous donne des convulsions au lieu d'émotions et où les évanouissemens prennent la place des larmes que l'on répand si délicieusement sur la mort de Zaïre. Le public court en foule à ce spectacle, mais je ne crois pas qu'il faille en conclure que le sentiment du beau et du vrai se perd, car il se porte avec encore plus d'affluence à vos pièces et il n'a pas encore le goût assés corrompu pour comparer le siège de Calaisà Mahomet et Gabrielle de Vergy à Merope.

Vous savés monsieur les raisons qui ont empêché mr Suard de partir avec mr de Vaines pour aller vous voir. Il a bien de la peine à se consoler de ce contretems. Il me charge de vous parler de ses regrets et de vous présenter ses homages. Pour moi je me jette à vos pieds, je baise vos mains mille et mille fois et je vous prie de recevoir les nouvelles assurances de la passion que vous m'avés inspirée et qui durera autant que ma vie.