1777-01-05, de Amélie Suard à Voltaire [François Marie Arouet].

Vous dites monsieur à tout le monde que vous êtes amoureux de moi, c'est être d'une grande discrétion que de ne vouloir pas m'en dire un petit mot à moi-même.
Vous êtes cependant bien sûr de l'indulgence avec laquelle je recevrois cette confidence. Toute indirecte qu'elle est, elle me comble de plaisir. Malgré toute ma passion pour vous je vous pardonnerois de m'oublier mais je sens que je ne m'en consolerois pas. Rien en effet ne doit me rapeller à vous, mais ici tout vous rapelle à moi. J'entends votre nom pronnoncé par toutes les bouches, je suis investie de votre gloire et entourée des objets de vos affections. Je vois tous les jours mr de Condorcet quoique je n'ai plus le bonheur d'habiter avec lui sous le même toit. Vous avés eu la bonté de me recommander de chérir toujours un ami si précieux. C'est celui de tous que j'aime le mieux après mon mari. Je crois voir votre âme revivre en lui. C'est la même passion pour le bien de l'humanité, la même ardeur, la même activité pour la servir à ses propres périls, la même haine contre l'opression et la tirannie; enfin je crois que mon bon Condorcet sacrifiroit jusqu'à sa propre gloire au bonheur des hommes. Ces vertus sont bien rares mais ce qui est peut-être plus rare encore c'est de leur réunir toutes les vertus douces et sociales. Personne n'a comme lui le besoin de l'amitié et n'est plus touché de celle qu'il inspire. Je ne lui connois qu'un défaut mais il tient encore à ses vertus. Il est trop passionné pour le bien pour n'être pas quelquefois injuste. Son entousiasme pour mr Turgot, qu'il regardoit avec raison comme le bienfaiteur de la France, ne peut excuser l'acharnement avec lequell il attaque un homme digne de l'estime de tous les honnêtes gens, qui ne s'est fait connoitre que par des actions nobles et généreuses, et qui je ne doute pas, va se montrer digne aujourd'huy de la confiance publique.

Mr Dalembert ira vous voir l'automne prochain. Combien j'envie son bonheur! S'il alloit directement à Fernay, je crois que j'abandonnerois encore tout ce que j'aime ici pour aller me jetter à vos pieds et baiser vos mains mille et mille fois. Combien le plaisir de vous avoir vû répand de charmes sur tout ce que j'entends dire de vous! Je crois encore et vous voir et vous entendre. Je me rapelle jusqu'à vos moindres paroles, et je ne puis parler de vous qu'avec ce transport et cette yvresse qui s'emparoit toujours de moi lorsque j'avois le bonheur de vous aprocher. Pardonnés moi de vous entretenir de ma passion pour vous, c'est un bien foible homage, mais vous n'en avés point reçu de plus vrai.

Ce qui vient de se passer en Espagne a dû vous affliger mortellement. Ce monstre que vous avés passé votre vie entière à combattre ose encore lever la tête. Les principes de tolérance que vous avés semés sont lents à éclore dans cette terre infectée de superstition mais ils produiront enfin des fruits de paix et de prospérité. Je vous dirai pour vous consoler que nos prêtres mêmes sont honteux du scandale que vient de donner l'inquisition d'Espagne, ils sentent qu'un pareil éclat n'est propre qu'à fortifier et à répandre l'horreur qu'on a pour le fanatisme.

Mon frère m'a dit que vous lui aviés fait espérer de donner quelques momens de votre loisir à enrichir son journal. Je me joins à lui pour le recommander à vos bontés. Il doit vous être cher, c'est le journal de la raison et du bon goût, et vous devés voir avec plaisir l'intrépidité avec laquelle votre digne disciple attaque les sots et défends les bons principes.

Nous nous mettons à vos pieds mr Suard et moi. Voulés vous bien assurer madame Denis de mon tendre respect?