1775-06-02, de Amélie Suard à Jean Baptiste Antoine Suard.

J'ai enfin obtenu le but de mes désirs et de mon voyage: j'ai vu Monsieur de Voltaire: jamais les transports de Sainte Thérèse n'ont pu surpasser ceux que m'a fait éprouver la vue de ce grand homme: il me sembloit que j'étois en présence d'un Dieu, mais d'un Dieu dès longtemps chéri, adoré, à qui il m'étoit donné enfin, de pouvoir montrer toute ma reconnoissance et tout mon amour. Si son génie ne m'avoit pas porté à cette illusion, sa figure seule me l'eût donnée. Il est impossible de décrire le feu de ses yeux, comme les grâces du reste de sa figure: quel souris enchanteur! il n'y a pas une ride qui ne forme une grâce: ah, combien je fus surprise! quand à la place de cette figure décrépite, que je croyois voir, parut cette physionomie pleine de feu et d'expression; quand au lieu d'un vieillard voûté, je vis un homme d'un maintien droit, élevé et noble, quoiqu'abandonné, d'une démarche ferme et même leste encore, et d'un ton, d'une politesse, qui, comme son génie, n'est qu'à lui seul! Le cœur me battoit avec violence en entrant dans la cour de ce Château consacré depuis tant d'années par la présence d'un grand homme. Arrivée à l'instant si vivement désiré, que j'étois venue chercher de si loin, et que j'obtenois par tant de sacrifices; j'aurois voulu différer un bonheur que j'avois toujours compris dans les vœux les plus chers de ma vie; et je me sentis comme soulagée quand Madame Denis nous dit, qu'il étoit allé se promener. Madame Cramer qui nous avoit accompagnés, alla au devant de lui, pour m'annoncer ainsi que mon frère, et lui porter la lettre de mes amis. Il parut bientôt ne s'écriant: où est-elle cette Dame, où est-elle? c'est une âme que je viens chercher: et comme je m'avançai: on m'écrit, Madame, que vous êtes toute âme: cette âme, Monsieur, est toute remplie de vous, et soupiroit, depuis long-temps, après le bonheur de s'approcher ce la vôtre.

Je lui parlai d'abord de sa santé, de l'inquiétude qu'elle avoit donnée à ses amis: il me dit, ce que ses craintes lui font dire à tout le monde, qu'il étoit mourant, que je venois dans un hôpital, car Madame Denis étoit elle-même malade, et qu'il regrettoit de ne point pouvoir m'y offrir un asile.

Dans ce moment il y avoit une douzaine de personnes dans le salon: l'aimable Monsieur Audibert étoit de ce nombre. J'avois été désolée de ne pas le trouver à Marseille; je fus enchantée de le trouver à Ferney: Monsieur Poisonier venoit aussi d'y arriver; il n'avoit pas encore vu Monsieur de Voltaire; il alla se placer à ses côtés, et ce fut pour lui parler sans cesse de lui: M. de Voltaire lui dit, qu'il avoit rendu un grand service à l'humanité, en trouvant des moyens de dessaler l'eau de la mer: oh! Monsieur, lui dit-il, je lui a rendu un bien plus grand depuis; j'étois fait pour les découvertes, j'ai trouvé le moyen de conserver des années entière de la viande sans la saler. Il sembloit qu'il fut venu à Ferney pour sa faire admirer, et non pour rendre hommage à Monsieur de Voltaire. Oh, combien il me paroissoit petit! que la médiocrité vaine est une misérable chose à côté du génie modeste et indulgent! car Monsieur de Voltaire paroissoit l'écouter avec indulgence; pour moi j'étois impatientée à l'excès. J'avois les oreilles tendues pour ne rien perdre de ce qui sortoit de la bouche de ce grand Homme, qui dit mille choses aimables et spirituelles avec cette grâce facile qui charme dans tous ses ouvrages, mais dont le trait rapide frappe plus encore dans la conversation: sans empressement de parler, il écoute tout le monde avec une attention plus flatteuse que celle qu'il a peut-être jamais obtenus lui-même. Sa nièce dit quelques mots: ses yeux pleins d'indulgence étoient fixés sur elle, et le plus aimable souris sur sa bouche. Dès que M. Poissonier eut assez parlé de lui, il voulut bien céder sa place. Pressée par un vif désir, par une sort de passion qui surmonta tout ma timidité, j'allai m'en emparer; j'avois été un peu encouragée par une chose aimable qu'il avoit déjà dite sur moi; et son air, ses regards, sa politesse avoient banni toutes mes agitations, et me laissoient tout entière à mon doux enthousiasme. Jamais je n'avois rien éprouvé de semblable; c'étoit un sentiment nourri, accrus pendant 15 ans, dont, pour la première fois, je pouvois parler à celui qui en étoit l'objet: je l'exprimai dans tout le désordre qu'inspire un si grand honneur. M. de Voltaire en parut jouir: il arrêtoit de temps en temps ce torrent par des paroles aimables: Vous me gâtez, vous voulez me tourner la tête: et quand il put me parler de tous ses amis, ce fut avec le plus grand intérêt. Il me parla beaucoup de vous, de sa reconnoissance pour vos bontés; c'est le mot dont il se servit, du Maréchal de Richelieu: combien, me dit-il, sa conduite m'a surpris et affligé. Il parla beaucoup de Monsieur Turgot: il a, dit-il, trois choses terribles contre lui, les Financiers, les Fripons et la Goûte. Je lui dis qu'on pouvoit y opposer ses vertus, son courage et l'estime du Roi. Mais, Madame, on m'écrit que vous êtes de nos ennemis: moi! Monsieur, quelle injustice! il faudroit que je le fusse du bien public. Ne puis-je concilier mon estime pour Monsieur Turgot avec celle que je dois à Monsieur Necker? … Madame, si vous entendez son Livre, cela vous fait bien de l'honneur: pour moi, je voudrois bien qu'on me le traduisit. C'est, ajouta-t-il gaîment, un Logogriphe en quatre cents pages. Monsieur Necker étoit venu proposer des Enigmes au public, comme la Reine de Saba alloit autrefois en proposer au Roi Salomon. J'étois embarrassée de ce ton de plaisanterie sur un homme que j'ai tant de raison d'aimer et d'estimer; et je répondis à Monsieur de Voltaire: je suis persuadée, Monsieur, que vous trouveriez bien facilement le mot de ces Enigmes là.

En quittant le salon il m'a priée de regarder sa maison comme la mienne. Déjà il avoit oublié qu'il venoit de me dire qu'il étoit désolé de ne pouvoir m'y offrir un asile…. Je vous en supplie, Madame, en regrettant bien de ne pouvoir vous en faire les honneurs. Je me suis bornée à lui demander la permission de venir passer quelquefois une heure à Ferney pour demander des nouvelles de sa santé, de celle de Madame Denis, et l'ai assuré, car je sais qu'il craint les visites, que je m'en irois contente, si je l'appercevois seulement de loin: et comme il paroissoit fatigué, je l'ai conjuré, en lui baisant les mains, de se tirer: il a serré et baisé les miennes avec sensibilité, et il a passé dans son cabinet. Je crois qu'il a achevé d'y lire les lettres de mes amis qui m'ont si bien traitée; car peu de temps après il est revenu me joindre dans son jardin. Je me suis longtemps promenée seul à seul avec lui. Tu peux imaginer combien j'étois heureuse de m'entretenir avec liberté avec ce génie sublime, dont les ouvrages avoient fait le charme de ma vie, et dans ces beaux jardins, devant ces riches côteaux qu'il a si bien chantés! Je ne lui parlai que de ce qui pouvoit le consoler de l'injustice des hommes, dont je voyois qu'il ressentoit encore l'amertume: ah lui ai-je dit! si vous pouviez être témoin des applaudissemens, des acclamations qui s'élèvent aux assemblées publiques, lorsqu'on y prononce votre nom, combien vous seriez content de notre reconnoissance, de notre amour: qu'il me seroit doux de vous voir assister à votre gloire! que n'ai-je, hélas! la puissance d'un Dieu pour vous y transporter un moment! J'y suis, j'y suis! s'est-il écrié: je jouis de tout cela avec vous; je ne regrette plus rien.

Pendant cette conversation j'étois aussi étonnée qu'enchantée de voir marcher à mes côtés du pas le plus ferme et le plus leste, et de manière que je n'aurois pu le devancer sans me fatiguer, moi qui, comme vous le savez, marche très-vite. Mon inquiétude m'arrêtoit de temps en temps. Monsieur, n'êtes-vous point fatigué? de grâce, ne vous gênez point. Non, Madame, je marche très-bien encore, quoique je souffre beaucoup. La crainte qu'il a du Parlement lui fait tenir ce langage à tous ceux qui arrivent à Ferney. Ah! comment pourroit-il concevoir l'idée de troubler les derniers jours de ce grand Homme! (Non, sa retraite, son génie, notre amour sauvera à ma patrie un crime si lâche.) Avant de le quitter je l'ai remercié de sa réception si pleine de bonté, et qui me payoit, avec usure, les deux cents lieues que je venois de faire pour le venir chercher. Il ne vouloit pas croire que je t'eusse quitté, ainsi que mes amis, pour le voir uniquement. Je l'ai assuré que les lettre de mes amis le trompoient en tout, excepté en cela: enfin je l'ai quitté si remplie du bonheur que j'avois goûté, que cette vive impression m'a privée du sommeil pendant toute la nuit.