[4 November 1776]
J'ai oublié, en vous parlant du physique de m. de Voltaire, de vous dire une particularité que tout le monde aurait pu remarquer, & dont personne, que je sache, n'a encore fait mention: c'est qu'il n'a point de barbe; du moins il en a si peu qu'il ne se fait jamais raser.
On voit sur sa cheminée trois ou quatre paires de petites pinces épilatoires, avec lesquelles il se joue, & s'arrache de temps en temps quelque poil en causant avec l'un & l'autre.
Vous vous imaginez mal à propos qu'il voit beaucoup de monde: on ne vient presque plus le visiter; il a tant d'humeur depuis quelque temps, qu'il ne se montre pas à qui veut le voir, & qu'on est souvent plusieurs jours avant de pouvoir en jouir. Il y a cependant toujours la table des étrangers; on appelle ainsi parce que le maître mangeant séparément, mad. Denis aussi depuis qu'elle est obligée de vivre de régime, cette table régulièrement servie ne sert en effet qu'aux allants & venants: & comme ils sont en petit nombre, il n'y a quelquefois personne à cette troisieme table, bonne & bien fournie.
La porte de l'appartement de m. de Voltaire est toujours fermée, les fidèles entrent par les gardes-robes. On m'a raconté que le fils de m. le Clerc, l'ancien premier commis de trésor royal, ayant attendu quelques jours avant de jouir de la présence du philosophe de Ferney, celui-ci lui avait enfin donné rendezvous dans son jardin, mais que lui ayant démandé son nom, il l'avoit rudement gourmandé d'en porter un pareil, & l'avait quitté après ce compliment. Je ne sais cette anecdote que par tradition; mais j'ai été temoin de la réception d'une milady, à laquelle, après beaucoup de difficultés, le vieux malade se montra enfin, en lui disant qu'il sortait de son tombeau pour elle: c'est tout ce qu'elle en eut; il ne tarda pas à se retirer. La veille de la saint François dernière, plusieurs dames du voisinage étaient venues avec des bouquets pour lui souhaiter la bonne fête; on attendait dans le salon qu'il parût: il vint, disant d'une voix sépulcrale: je suis mort! Il effraya tellement tout le monde, que personne ne lui fit de compliment.
Il nie constamment être l'auteur du commentaire sur les ouvrages de l'auteur de la Henriade. Monsieur de Florian, son neveu, étant venu lui dire qu'un grand seigneur lui avait écrit pour savoir au juste ce qui en était: 'Quelle pauvreté!' s'écria monsieur de Voltaire: 'est-ce que je serais un homme à me louer ainsi moi-même?' Le vrai est que l'ouvrage est de monsieur de Morzan, ce fils du richard Durey d'Harnoncourt, père de madame de Sauvigny. Après avoir fait beaucoup de sottises & avoir été déshérité par son pere, il est maître d'école dans ces cantons, & a gagné quelque argent à ce commentaire, dont le patron lui a fourni cependant les anecdotes & le style: c'est le couteau de Matignon.