8e xbre 1769, à Ferney
Vous voilà je crois revenu à Paris, mon très cher Cicéron, plus d'un malheureux va être bien aise.
J'ai prèsque honte au milieu des affaires dont vous êtes surchargé d'abuser de vôtre tems, mais vous ne serez pas fâché d'aprendre que les juges de Sirven en première instance ont été au désespoir d'être obligés d'avouer qu'ils s'étaient trompés, de lui ouvrir les prisons, et de lui donner main levée du peu de bien qui lui reste. Comme la sentence ne dit pas qu'il a été injustement condamné, et que même il faut qu'il paie les frais de la contumace, il plaide actuellement au parlement de Toulouse pour obtenir un jugement plus honnête.
Quant à Mr Du Rey, il est malheureux d'une autre façon, c'est par sa faute; il a fait d'énormes sottises de plus d'une espèce, mais il en est bien puni, et peutêtre trop. L'état très étroit où il s'est longtems trouvé, lui a fait contracter des dettes; il était mon voisin; il est frère de made de Sauvigny; j'ai eu pitié de lui; j'ai paié ses dettes, je l'ai retiré chez moi pendant neuf mois. Pour récompense de ma petite attention je ne sais quel homme serviable a écrit, ou dit à Made De Sauvigny et à Mr Gerbier que je fesais un mémoire contre made De Sauvigny en faveur de son frère. Voicy, Mon mémoire.
Je ne puis, ni ne veux l'entretenir à mes dépends toute ma vie, lui et les siens. J'ai des parents pauvres qui doivent avoir la préférence.
La commission qui liquide ses biens lui donne six mille livres par an. Cet arrangement m'a paru honnête.
Sur ces six mille livres il est obligé de faire une pension de douze cent livres indispensablement. Reste quatre mille huit cent livres. Il n'a pas un meuble, et il serait bien dur à l'âge de 53 ou 54 ans d'aller passer sa vie dans un cabaret en Suisse. Il est, ce me semble, de l'honneur de sa famille qu'il vive décemment. On pourait avec deux mille écus une fois paiés lui faire avoir le pur nécessaire dans le païs de Neufchatel où il compte se retirer. J'ai fait ce que j'ai pu pour le rendre sage, et pour que jamais sa famille ne rougisse de lui. C'est à elle à faire quelque chose. Mr Gerbier peut très bien engager les créanciers à céder deux mille écus qu'ils reprendront bien aisément sur les revenus. Si le tuteur ou Monsieur de Sauvigny veulent s'engager à faire compter deux mille écus dans trois mois je me chargerai dès à présent à lui faire meubler un apartement à Neufchatel où il est naturalisé, et où il est assez aimé. La Dame chez laquelle il logeait, est une femme très sage et très entendue qui ménagerait sa bourse, et il a besoin d'être en de telles mains.
Voilà mes propositions. Vous pouvez, mon cher ami, à vôtre loisir, faire lire ma Lettre à made De Sauvigny et à mr Gerbier. Vous ferez assurément une très belle action, qui jointe à toutes celles que vous avez déjà faittes, vous obtiendront un jour une canonisation en forme chez tous les bons coeurs et chez tous les bons philosophes.
Je ne sais pas si on fera ce que je demande, mais je sais bien qu'on ne peut pas me désaprouver.
Adieu, mon cher Cicéron. Made Denis vous fait les plus sincères compliments; elle ressemble à tous ceux qui vous ont connu, elle vous aime autant qu'elle vous estime.
Mille respects à madame de Beaumont.
V.