1770-02-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Marc Antoine Jardin.

Vous avez bien voulu, Monsieur, servir de tuteur à Mr Du Rey de Morsan.
Je partage cet emploi depuis une année entière. Madame De Sauvigni m'aiant chargé par deux de ses lettres de le voir et de lui parler, j'exécutai ses ordres. Je sçus qu'il ne touchait deux mille écus de revenu que depuis peu de tems, et qu'il avait fait quelques dettes à Neufchatel. Je paiai les dettes qui vinrent à ma connaissance. Je l'ai gardé chez moi pendant une année entière, et je puis assurer toute sa famille que pendant cette année il s'est conduit avec la plus grande circonspection. Il m'a paru qu'il sentait ses fautes, et qu'il voulait passer le reste de sa vie à les réparer. Il est nécessaire que sa conduite ne fasse jamais rougir sa famille.

Premièrement, il a quelques dettes criardes à paier. En second lieu il doit donner à sa fille naturelle qui est dans la misère un secours dont elle a besoin. Il faut aussi qu'il aide un peu une Mlle Nollet, nièce de Mr L'abbé Nollet, de l'académie des sciences, qui va se marier convenablement. Elle lui est attachée depuis plus de dix années sans que jamais elle ait eu d'apointements. Une légère somme en cette occasion est la moindre chose qu'il puisse faire. Tout cela doit être pris sur les six mille livres d'extraordinaire que lui donne la commission nommée juridiquement pour liquider ses dettes.

Je présume que ces détails monteront à cent Louis d'or ou environ. Il en restera assez pour acheter les meubles nécessaires, et le faire subsister honorablement à Neufchatel avec sa pension de deux mille écus qui doit augmenter avec le tems.

Il est convenable que le frère de Madame de Sauvigni jouïsse de quelque considération dans la retraitte qu'il s'est choisie.

J'ai tout lieu de me flatter que sa famille et lui seront entièrement en repos. Je ne crains que la facilité de mr Du Rey. Je l'ai mandé à Madame de Sauvigni. C'est principalement cette facilité qui a causé ses fautes et ses malheurs. Son âge de cinquante trois ans et ses réflexions me donnent pourtant beaucoup d'espérance.

Quoi qu'il en soit, Monsieur, je ne me chargerai des six mille livres accordées par ses créanciers qu'à condition que toutes ses dettes seront paiées, Madlle Nollet récompensée honnêtement, mais avec économie, et qu'on lui fera acheter probablement les meubles indispensables pour s'établir à Neufchatel, et pour ne plus payer de loyer en chambre garnie.

Je lui ai servi de père pendant un an, mais je le renoncerais s'il ne se rendait pas digne de la famille dont il est et de celle à laquelle il est allié.

J'ai cru ne devoir me charger de rien sans vous avoir donné ces écclaircissements. J'attends l'honneur de vôtre réponse. J'ai celui d'être avec tous les sentiments que je vous dois, Monsieur, vôtre.