1769-01-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis Phélypeaux, duc de La Vrillière.

Ce 28 Janv. 1769

Monseigneur,

Je ne réclame que votre justice, je pourais ajouter votre compassion. Vous ne savez que trop qui je suis. Daignez lire ce placet que feue ma mère présenta à la Reine et qui vous fut renvoyé. Il remettra ma situation sous vos yeux. Je ne demande point qu'on me rende ma femme dont on m'a séparé sans m'entendre, et pour qui je n'ay jamais eu que des complaisances qui ont été jusqu'à la soumission. Je ne reviens point contre la direction établie pour liquider mes biens qui se montaient environ à deux milions.

Je ne me plains point de ma sœur l'intendante de Paris quoy qu'elle m'ait accablée, et qu'elle m'ait réduit à sortir de ma patrie.

Des dettes de ma jeunesse que mon père ne paya point, quand il me maria à Mademoiselle de Castelnau, firent tout mon malheur. Le caractère de mon père ne vous fut pas inconnu; au lieu de payer mes dettes, on me fit interdire, on me fit enfermer: je n'ai jamais eu d'autre tort que celui d'avoir contracté ces dettes dont les intérêts s'accumulèrent.

Elles sont payées entièrement aujourd. Je crois que madame de Sauvigni ma sœur a l'âme trop honnête pour abuser de la lettre de cachet qu'elle fit solliciter contre moy par mon père il y a dix ans et pour me tenir errant, et fugitif en pays étrangers dans l'ignorance de ce qui peut me revenir et dans un abandon général. Elle ne doit ny ne peut désirer mon malheur et ma ruine.

La lettre de cachet qui m'ôta ma liberté, fut demandée par un père séduit, malgré les réclamations de ma mère et au mépris de ses larmes; elle dut donnée contre un fils de famille. J'ose présumer monseigneur qu'elle ne subsiste pas contre le même homme devenu père de famille, âgé de cinquante deux ans: le Roy est trop juste et vous aussi.

Je ne demande qu'à pouvoir être à portée de prendre connaissance du bien qui me reste. Je ne veux point aller à Paris inquiéter par mon état douloureux l'opulence de ma sœur. Elle n'aura pas l'injustice d[e m'opp]rimer du poids de son […, elle] n'emploiera votre autorité pour faire mourir son frère hors de sa patrie.

On a osé me menacer de me faire enfermer si je respirais l'air de la France. Vous ne soufrirez pas monseigneur une si horrible véxation de quelque part qu'elle vienne. Le Roy est le père de tous ses sujets. Vous pensez comme sa majesté.

On n'a rien à me reprocher. On m'a ravi mes droits de mari et de père. Me dépouillera t'on de ceux de citoien? M'empécherat’ [on] d'aller consulter à Lyon des amis [en] qui j'ay confiance et qui sont ma consolation? Je demande donc Monseigneur que je puisse au moins aller à Lyon en sûreté. Il est peut être affreux à un honnête homme de demander comme une grâce le droit de respirer l'air de son pays mais au moins faittes moy cette grâce.

Je suis venu du fonds de la Suisse à Genève où j'attends vos ordres.

Je suis avec un profond respect.