20 janvier 1769
Je commence, Madame, par vous remercier de la boëte que vous voulez bien avoir la bonté de me faire parvenir par Mr Lullin.
Permettez moi ensuitte d'en appeler à tous les commentateurs passés et à venir. Certainement, Madame, vous dire qu'il est à craindre que des réfugiés, et surtout un banqueroutier chicaneur, ne déterminent Mr vôtre frère à se plaindre, ce n'est pas vous dire qu'il vous menace et qu'il plaidera. Certainement vous exposer ses douleurs et son malheur, solliciter votre pitié naturelle pour vôtre frère ce n'est pas vouloir vous animer l'un contre l'autre. Je ne connais point d'homme de son état qui soit plus à plaindre, et je n'ai pas douté un moment, quand vous avez voulu que je le fisse venir chez moi, que vous n'eussiez intention de soulager autant qu'il est en vous des infortunes si longues et si cruelles. Il se les est attirées, je l'avoue, mais il en est bien puni.
Je ne savais qu'une petite partie de ses fautes et de ses disgrâces; j'ai tout apris; vous m'en avez chargé; je lui ai fait quelques reproches et il s'en fait cent fois davantage. Je crois que l'âge et le malheur l'ont meuri; mais il est d'une facilité étonnante. C'est cette malheureuse facilité qui l'a plongé dans l'abîme où il est.
Voilà pourquoi j'ai pensé qu'il est à propos de le tirer des mains de l'homme qui semble le gouverner dans le païs de Neuf Chatel, et qui lui mange le peu qui lui reste. J'ai cru que ce serait lui rendre un très grand service, et ne pas vous désobliger. Cet homme a été autrefois connu de Mr votre père et ensuitte receveur en franche comté. Il a perdu tout son bien et vit absolument aux dépends de Mr de Morsan. Enfin mr votre frère me mande qu'il ne luy reste plus que dixhuit francs. C'est sans doute un grand et triste exemple qu'un homme né pour avoir deux millions de bien soit réduit à cette extrèmité. Ses fautes ont creusé son précipice; mais enfin, vous êtes sa sœur, et vôtre cœur est bienfesant.
Il m'a envoié un éxemplaire de l'arrêt du conseil du 2 aoust 1760. Je vois que ses dettes se montaient alors tant en principaux qu'en intérêts, à plus de onze cent vingt mille Livres. Assurément il n'avait pas brillé par sa dépense. Je vois par un mémoire intitulé succession de Monsieur et de Madame d'Harnoncourt, que tout paié il lui reste encor quatre cent vingt quatre mille et tant de livres, substituées, indépendamment des éffets restés en commun qui ne sont pas spécifiés. Ainsi je ne vois pas comment on luy a fait entendre qu'il pouvait avoir quarante deux mille livres de revenu.
Quelque soit son bien, je l'exhorte tous les jours à être sage et économe. Mais je crois, comme j'ai eu l'honneur de vous le mander, madame, qu'il est de son devoir d'assurer autant qu'il le poura, une petite pension à la nièce de L'abbé Nollet qui s'est sacrifiée pendant quatorze ans pour lui. Je conçois bien que ce n'est pas à vous de ratifier cette pension, puisque vous n'êtes pas son héritière, et que c'est une affaire de pure conciliation entre lui et mlle Nollet, dans laquelle vous ne devez pas entrer. Je n'insiste donc que sur vôtre compassion pour les malheureux, surtout pour un frère. Je ne lui connais depuis qu'il est mon voisin, d'autre défaut que celui de cette facilité qui le plonge souvent dans l'indigence. Le premier avanturier qui parait, puise dans sa bourse. Ce serait une vertu s'il était riche, mais c'est un vice quand on s'est apauvri par sa faute.
Je crois vous avoir ponctuellement obéi, et vous avoir assez détaillé tout ce qui est venu à ma connaissance. Ma conclusion est qu'il faudrait qu'il se jettât entre vos bras, que vous lui tinssiez lieu de mère, quoy que vous soiez plus jeune que lui, qu'il sortît de Neufchatel, et qu'il ne fût plus gouverné par un homme qui peut le ruiner et l'aigrir, qu'il vécût dans quelque terre, comme madame sa femme. Il a besoin qu'on gouverne ses affaires et sa personne. Il faut surtout de tomber en bonnes mains. Il aime les lettres, il a des connaissances, l'étude pourait faire sa consolation. Enfin je voudrais pouvoir diminuer les malheurs du frère, et témoigner à la sœur mon attachement inviolable et mon zèle.
J'ay l'honneur d'être avec bien du respect.