17e Mars 1769, à Ferney
J'ai attendu, madame, pour vous remercier de la confiance et de la bonté avec laquelle vous avez bien voulu m'instruire de l'état des affaires de Mr vôtre frère, que je fusse plus particulièrement informé de sa conduite présente.
Je n'ai rien épargné pour en avoir les informations les plus sûres. J'ai envoié un homme sur les lieux; j'ai écrit aux magistrats, aux gentilshommes ses voisins. Je crois que vous serez contente d'aprendre que depuis sept ans qu'il est dans ce païs là tout le monde sans éxception a été charmé de sa conduite. On lui a donné par tout droit de bourgeoisie, et on a partout recherché son amitié. Ces témoignages unanimes plairont sans doute à une sœur qui pense aussi noblement que vous.
Je sens bien que la crainte de voir un frère peu accueilli dans les païs étrangers devait vous inquiéter. Je sens combien il est cruel d'avoir à rougir de ceux à qui le sang nous lie de si près, et je partage la consolation que vous devez éprouver d'être entièrement rassurée.
Tout le défaut de mr Durey de Morsan, comme je vous l'ai déjà dit, made, est cette malheureuse facilité qui causa sa ruine. Il a été pillé en dernier par trois ou quatre réfugiés, les uns banqueroutiers, les autres chargés de mauvaises affaires. Il s'était endetté pour eux. L'un d'eux lui avait fait acroire qu'il devait avoir quarantedeux mille livres de rente par la liquidation de ses biens; et on ne lui mettait ces chimères dans la tête que pour vivre à ses dépends.
Je lui ai fait voir clair comme le jour qu'il ne doit espérer de très longtems que les six mille livres de pension auxquelles il est réduit par ses fautes passées. Je lui ai fait sentir très fortement qu'il doit vivre avec une sage économie en homme de Lettres tel qu'il est; et que loin de se plaindre de vous il doit s'apliquer à mériter vôtre tendresse par la conduite la plus mesurée, et par une confiance entière.
Je l'ai tiré des mains qui dévoraient sa subsistance; j'ai paié pour lui environ deux mille livres; je lui ferai rentrer de qu'on lui doit autant que je le pourai; la pitié que son état m'a d'abord inspirée, s'est changée ensuite en amitié.
Il est très éloigné de vouloir jamais revenir contre ce qui a été décidé par sa famille; il se contentera de ses six mille livres. Il n'a nul dessein de tenter jamais de revenir à Paris. Il voudrait seulement pouvoir faire un petit voiage dans le païs de Bresse, et dans celui de st Claude où on lui doit quelque argent. Je lui procurerai une habitation fixe et peu coûteuse vers le territoire de Genêve. J'empêcherai qu'il ne dépense un écu au delà de sa pension. Il donnera une procuration à un homme de confiance pour recevoir son revenu tous les mois et paier son petit ménage. Il aura des livres qui le consoleront dans sa retraite. Je veillerai sur sa conduite, j'en répondrai comme de moi même, et je m'engage envers vous madame et envers sa famille, comme s'il s'agissait de mes propres intérêts.
Je suis bien persuadé que vous aimerez mieux le savoir sous mes yeux que sous des yeux étrangers.
Je vous donne encor ma parole d'honneur qu'il ne sortira pas hors des limites du mont Jura, et qu'il n'habitera jamais aucune ville du Royaume. La personne chargée de son revenu ne le permettra pas, et de plus je vous jure qu'il n'a nulle envie de se montrer et qu'il veut vivre dans la plus profonde obscurité. Je me flatte encor une fois que ce parti vous agréra et que vous ne soufrirez pas qu'on poursuive votre malheureux frère comme un voleur de grand chemin tandis qu'il est assez puni de ses faiblesses passées et qu'il les expie depuis si longtemps par une vie irréprochable. Je sçais madame que vous avez eu de la générosité pour des étrangers. Vous en aurez pour un frère.
J'ay l'honneur d'être avec respect.