à Ferney 1er juillet 1769
Vôtre livre, Monsieur, me parait éloquent, profond et utile.
Je suis bien persuadé avec vous que le païs où le commerce est le plus libre sera toujours le plus riche et le plus florissant, proportion gardée. Le premier commerce est sans contredit celui des bleds. La méthode anglaise adoptée enfin par nôtre sage gouvernement est la meilleure. Mais ce n'est pas assez de favoriser l'exportation si on n'encourage pas l'agriculture. Je parle en laboureur qui a défriché des terres ingrates.
Je ne sçais comment il se peut faire que la France étant après l'Allemagne le païs le plus peuplé de l'Europe, il nous manque pourtant des bras pour cultiver nos terres. Il me parait évident que le ministère en est instruit, et qu'il fait tout ce qu'il peut pour y remédier. On diminue un peu le nombre des moines, et par là on rend des hommes à la terre. On a donné des édits pour extirper l'infâme profession de mandiants, profession si réelle, et qui se soutient malgré les loix, au point que l'on compte deux cent mille mandiants vagabonds dans le roiaume. Ils échapent tous aux châtiments décernés par les loix, et il faut pourtant les nourir parce qu'ils sont hommes. Peut être si on donnait aux seigneurs et aux communautés le droit de les arrêter et de les faire travailler, on viendrait à bout de rendre utiles des malheureux qui surchargent la terre.
J'oserais vous suplier, Monsieur, vous et vos associés, de consacrer quelques uns de vos ouvrages à ces objets très importants. Le ministère, et surtout les officiers des cours supérieures, ne peuvent guères s'instruire à fond sur l'économie de la campagne que par ceux qui en ont fait une étude particulière. Prèsque tous vos magistrats sont nés dans la capitale que nos travaux nourissent, et où ces travaux sont ignorés. Le torrent des affaires les entraine nécessairement. Ils ne peuvent juger que sur les raports et sur les vœux unanimes des cultivateurs éclairés.
Il n'y a pas certainement un seul agriculteur dont le vœu n'ait été le libre commerce des bleds, et ce vœu unanime a été très bien démontré par vous.
Je sais bien que deux grands hommes se sont oposés à la liberté entière de l'exportation. Le premier est le chancelier de l'Hopital, l'un des meilleurs citoiens que la France ait jamais eu; l'autre le célèbre ministre des finances Colbert, à qui nous devons nos manufactures et nôtre commerce. On s'est prévalu de leur nom, et des règlements qu'on leur attribue. Mais on n'a pas peut être assez considéré la situation où ils se trouvaient. Le chancelier de l'Hopital vivait au milieu des horreurs des guerres civiles. Le ministre Colbert avait vu le temps de la fronde: temps où la livre de pain se vendit dix sous et d'avantage dans Paris et dans d'autres villes. Il travaillait déjà aux finances sans avoir le tître de controlleur général, lorsqu'il y eut une disette effraiante dans le roiaume en 1662.
Il ne faut pas croire qu'il fut dans le conseil le maître de toutes les grandes opérations. Tout se concluait à la pluralité des voix, et cette pluralité ne fut que trop souvent pour les préjugés. Je puis assurer que plusieurs édits furent rendus malgré lui, et je crois très fermement que si ce ministre avait vécu de nos jours, il aurait été le premier à presser la liberté du commerce.
Il ne m'apartient pas, Monsieur, de vous en dire d'avantage sur des choses dont vous êtes si bien instruit. Je dois me borner à vous remercier, et à vous assurer que j'ai pour vous une estime aussi illimitée que doit l'être, selon vous, la liberté du commerce.
J'ai l'honneur d'être avec tous les sentimens que je vous dois, Mr, vôtre.