1769-08-01, de Pierre Joseph André Roubaud à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Le suffrage dont vous avez honoré mes Représentations aux magistrats sur la liberté du commerce des grains, est d'autant plus flatteur & plus précieux pour un citoyen animé du zèle du bien public, qu'il doit étendre les progrès des verités les plus importantes pour le salut & la prospérité des nations.
La philosophie qu'un grand homme vient de tirer du sein de la terre ne le cède pas, même dans l'ordre moral, à la philosophie que Socrate fit descendre du ciel; car la première base des bonnes mœurs, c'est le pain. La nature vous la révèle, cette philosophie, à vous, monsieur, qui cultivez, qui défrichez, & qui savez également l'interroger & l'entendre. En ouvrant des sillons, on découvre ses lois; & c'est au philosophe laboureur qu'il appartient d'en être l'interprête.

Il n'est point surprenant, monsieur, que le citadin, dans sa prison, soit profondément occupé du soin d'une araignée; il pourra même, s'il parvient à apprivoiser cet insecte, se croire capable de gouverner le monde. Tout ce qui borne notre vue, borne nos idées, sans réprimer notre présomption: tout ce qui nous dérobe la nature, nous dérobe la vérité; & en assujettissant l'esprit qui ne voit plus, à l'imagination qui voit tout en elle même. Il ne faut pas chercher les sources de la joie dans les tombeaux, ni les sources de la prospérité dans les villes. Les villes sont comme les feuilles de l'arbre; les racines, le tronc, les branches, les fruits, on les trouve dans les campagnes. Là est l'oracle de la législation; elle doit donc, monsieur, consulter les cultivateurs éclairés que vous lui donnez pour guides. Nos pères tenaient les assemblées nationales dans les champs, comme s'ils voulaient prendre le vœu & recevoir la loi de la nature, sur les vrais intérêts des peuples: on ne peut du moins douter que l'aspect des campagnes ne leur inspirât une sorte de respect religieux pour la terre, pour l'agriculture, le cultivateur, les richesses d'exploitation; & ce respect en était la sauvegarde.

Il est bien vrai, monsieur, que nos magistrats sont malheureusement entraînés par le torrent des affaires loin de ces objets si dignes de leur sollicitude. Absorbés dans une étude ingrate (je dirais même un ministère ingrat, s'il était rien de plus doux pour l'homme de bien que d'assurer à ses frères leur fortune, leur bonheur & leur vie) ils n'ont pas de jours assez longs pour les partager entre tous les travaux utiles. Ce que la nation a droit d'exiger d'eux, lorsqu'ils ont à stipuler pour ses intérêts, c'est qu'ils l'écoutent, c'est qu'ils écoutent ceux qui parlent pour elle, c'est qu'ils les écoutent avec toute l'attention et l'impartialité que la chose publique demande. Ses voeux, à cet égard, ont été remplis. Quelque peu digne que je fusse de défendre la cause des peuples, ces citoyens distingués ont daigné, monsieur, favorablement accueillir mes Représentations, & je leur dois des témoignages éclatants de ma reconnaissance. Déjà ils réclament eux mêmes la liberté du commerce, & quiconque en sent & connaît la justice, l'utilité, la nécessité, pour quelque object que ce pusse être, est forcé d'en conclure avec vous, monsieur, que le pays où le commerce est le plus libre, sera toujours le plus florissant; & que le premier des commerces, le commerce le plus propre à rendre un pays florissant, le commerce des blés, veut plus impérieusement, s'il est possible, qu'aucun autre, jouir de la plus absolue & de la plus parfaite liberté. On a toujours parlé de la liberté du commerce, comme de la liberté du citoyen, sans savoir ce que c'était. Combien de vérités que l'on répète sans cesse & que l'on ignore? Mais nous commençons à vouloir pénétrer le sens de nos expressions.

Le gouvernement, chose bien remarquable, monsieur! le gouvernement a été beaucoup plus tôt éclairé sur ces matières que la nation. Il a compris que pour encourager & relever l'agriculture, il n'avait pas de meilleurs moyens à employer que ceux dont l'efficacité lui était garantie par la longue expérience que les Anglais en avaient faite, les vrais moyens par lesquels cette nation est parvenue à une haute prospérité; à savoir, d'une part la liberté de l'exportation des grains, sans laquelle cette denrée tombant en non valeur, il faut que le laboureur abandonne la culture fondamentale; & de l'autre, l'immunité des richesses d'exploitation, sans laquelle l'imposition dévorant sans cesse les avances de toute culture, il faut qu'à la fin le laboureur abandonne la terre. Mais quelle entreprise que celle de changer entièrement l'assiette de l'impôt pour en décharger le cultivateur! Le gouvernement, quoique convaincu de l'absolue & indispensable nécessité de cette grande opération, a jugé convenable d'aller pas à pas, & de restituer d'abord à la terre une veine d'argent, en rétablissant le prix naturel de la première denrée par la liberté du commerce des grains, liberté qu'il est évidemment juste, utile & nécessaire de rendre également à toutes les autres espèces de productions.

C'est, monsieur, un puissant encouragement pour l'agriculture que la certitude du débit & du bon prix des denrées. Vous défrichez aujourd'hui des terres ingrates; on défriche de tous côtés: avant la liberté du commerce des grains, les mauvaises terres ne pouvaient être cultivées, les terres médiocres cessaient de l'être, les bonnes terres l'étaient mal. Que l'on soit assuré de recueillir avec usure, on sémera, même sans autre encouragement. L'agriculture deviendra donc florissante, quand on n'empêchera pas le cultivateur de recueillir les gros intérêts que la terre lui paye, l'état agricole sera donc bientôt en pleine prospérité, quand tous les genres de culture & de commerce seront tout à la fois entièrement libres & immunes; car la liberté & l'immunité feront recueillir au cultivateur les fruits les plus abondants de ses travaux, par le meilleur débit possible de ses productions.

Nihil agriculturâ melius, nihil uberius, nihil lœtius, nihil homine libero dignius. L'état du laboureur sera sans doute le plus heureux, si on ne l'opprime pas: la profession du laboureur sera la plus lucrative, si l'on ne le spolie pas: l'agriculture s'encouragera, pour ainsi dire d'elle même, si on ne la décourage pas, si les avances ou les reprises du cultivateur ne lui sont plus dérobées par une imposition désastreuse, si une taille arbitraire ne le force pas d'enfouir sa fortune & de dévorer dans son sein jusqu'à sa joie, si l'on n'avilit pas le prix & si l'on n'arrête pas le débit de ses denrées par des taxes & des règlements de toute espèce, si la milice n'oblige pas ses domestiques & ses enfants à se réfugier dans la livrée, si la corvée ne le condamne pas à pétrir de ses richesses de mauvais chemins, si la justice le rétablit dans tous les droits de citoyen & les prérogatives de citoyen utile. Aux premiers pas que fait le gouvernement vers cet ordre prospère, quels obstacles ne lui oppose pas le préjugé? Le préjugé du peuple est le tyran des rois; la force ne le détruit point; c'est à la lumière à le dissiper: les rois ne seront donc libres et puissants que par l'instruction des peuples.

Je pense, monsieur, qu'il n'y a point de bien à faire, sans tourner d'abord vers la terre les mœurs & les dépenses. Les hommes que l'on y jetterait, sans richesses, ne feraient qu'arracher l'épi naissant pour en sucer le lait; ce serait déchaîner l'indigence contre la pauvreté, car ils n'ont quitté les campagnes que parce qu'elles ne pouvaient pas les nourrir. Où sera l'argent, là sera la population: qu'il coule avec abondance & rapidité dans les campagnes, elle sera bientôt entraînée dans son cours; & alors employée à des travaux productifs, elle multipliera les subsistances, & les subsistances la multiplieront. S'il manque des bras â nos terres, quoique le royaume soit surchargé de bouches inutiles, c'est parce qu'elles manquent de richesses. Mettez un pain sur une borne, vous y verrez un homme. La France, quoiqu'en effet plus peuplée que divers états de l'Europe situés sous un ciel moins propice ou dévastés par des erreurs plus funestes, ne cesse pour ainsi dire, de vomir hors de son sein une population surabondante qui atteste une dépopulation réelle, & qui lutte encore quelque emps contre la mort, après qu'elle a vu tarir pour elle les sources ordinaires de la vie.

Cette multitude prodigieuse de mendiants dont vous parlez, monsieur, publie à grands cris dans tous les coins du royaume la misère, c'est à dire, la diminution des subsistances & des revenus, c'est à dire, la dégradation de la culture & le dépérissement des campagnes, c'est à dire l'impuissance de les salarier & de les nourrir, ou l'arrêt de proscription porté par la nature contre la portion des consommateurs, autrefois subsistante sur la partie des denrées & des revenus soustraite à la reproduction dans la décadence de l'agriculture. On en comptait, ce me semble, jusqu'à 350 mille avant la dernière guerre. Ces misérables peuvent continuer d'être mendiants par habitude & par goût, mais ils ne le sont devenus que par nécessité. Les édits contre cette profession ne sauraient l'extirper, parce qu'on ne se soumet pas volontairement à un ordre de mourir de faim. Les édits ne nourrissent personne, & si le royaume n'a du pain que pour quinze millions d'hommes, tous les règlements contre la mendicité n'en donneront jamais à seize millions. Quel crime ont commis ces malheureux pour que les lois décernent contre eux des châtiments? Est ce un crime que de demander du pain quand on n'en a pas, & quand les calamités, je devrais dire les mauvaises lois vous l'ont ravi? En est il qui refusent d'en gagner par le travail? Il ne faudrait pas, pour la folie de quelques uns, les punir tous indistinctement & sans instruction; il faudrait donc prouver, pour pouvoir les punir, suivant l'ordre de la justice, que leur mendicité est volontaire: & comment punir celui qui refuse du travail, si ce n'est en lui refusant des aumônes? Car enfin il est libre; c'est à lui que nuit son oisiveté; sa peine sera la faim, la douleur & la mort: il ne faut pas le plaindre, s'il s'y condamne ainsi lui même.

Quand il ne me paraîtrait pas évidemment injuste d'attenter à la liberté d'un homme qui n'attente aux droits de personne, je ne croirais pas, monsieur, qu'il fût bien avantageux pour la nation que tous ces misérables fussent enfermés & entassés dans des bagnes. On ne les nourrirait (je pourrais dire, on ne les empoisonnerait) dans ces maisons de force qu'avec un nouvel impôt, c'est à dire avec la subsistance ou le salaire d'une foule d'hommes de travail; & l'on engendrerait sans cesse de nouvelles races de pauvres, & le royaume ne serait à la fin qu'un vaste & meurtrier hôpital. Tout ce que l'on donne à l'homme oisif & onéreux, on l'ôte à l'homme laborieux & utile. Et les asiles de la misère, comme ils l'étendent & l'aggravent! Quelque riche que soit un hôpital, en cinquante ans il s'écroule, si on ne l'étaie à grands frais. Les hôpitaux empêcheront que la misère ne pullule dans un pays, comme ils empêchent que l'Indostan ne fourmille d'insectes.

Je suppose, monsieur, que les pauvres valides (je ne parle que de ceux là) enfermés dans des retraites quelconques, y travaillent à des ouvrages d'industrie, des vêtements, par exemple, qu'en arrivera-t-il? Le débit de ces ouvrages, toujours donnés à meilleur marché, restreindra nécessairement beaucoup le débit des fabriques du même genre, & par conséquent les ressources d'une multitude d'ouvriers; car on ne portera pas, pour cela, plus d'habits. Privés de salaires, ces ouvriers viendront en foule frapper à la porte de l'hôpital déjà rempli, & avec eux une infinité d'artisans & de journalistes de toute profession dont l'emploi sera intermittent, la condition dure, l'état précaire: l'égoût sera toujours plein & le royaume toujours inondé.

L'hôpital général de Lyon nous présente aujourd'hui, monsieur, la preuve de ce que j'avance. Ses administrateurs, en interrogeant les philosophes sur les moyens de le soulager, demandent dans le programme publié là dessus, à quels travaux l'on pourrait employer ses pauvres, sans nuire à aucune espèce d'ouvriers; sans doute parce qu'ils ont éprouvé que les travaux auxquels on les occupait déjà faisaient d'autres malheureux. J'ose assurer, en louant le zèle de ces bons citoyens, que leur vœu à cet égard, ne sera point satisfait. Que l'on varie tant qu'on voudra l'emploi des hommes dans les hôpitaux, le royaume n'aura pas pour cela plus de subsistances & de salaires à distribuer; & s'il y a aujourd'hui cinq cents mille habitants sans travail & sans pain; lorsque ces misérables trouveront à gagner leur vie, de quelque manière que ce puisse être, sans que les productions de la terre soient accrues, il y en aura cinq cents mille autres sans travail & sans pain. Si je ne puis, sur ma dépense, faire vivre qu'un seul homme, il aura beau s'en présenter une foule, ils auront beau me présenter des services différents, je n'en ferai vivre qu'un seul. La consommation ne peut excéder la production & la dépense. Il faut donc, pour que les hôpitaux & autres asiles de la misère ne la perpétuent pas, employer leurs revenus & leurs pauvres à la culture des terres; il faut donc, pour extirper les mendiants, accroître les subsistances & les revenus, par l'augmentation des richesses rurales & des travaux productifs; il faut donc procurer aux campagnes le meilleur prix possible, la circulation la plus facile, le commerce le plus libre & la consommation des denrées la plus voisine de la production.

Il serait bien à souhaiter, monsieur, que les seigneurs, par leur séjour dans leurs terres, répandissent la joie, l'argent & la vie dans le sein de leurs pauvres & des campagnes. Mais on ne pourrait ni les contraindre d'aller dans leurs domaines offrir du travail aux malheureux sans blesser la propriété sacrée qu'ils ont de leur personne & de leurs richesses, ni les autoriser à contraindre les malheureux à accepter du travail, sans blesser la propriété sacrée qu'ont ceux-ci de leur personne. On ne peut qu'attirer sur les terres, les regards & les dépenses des riches, par tous les appâts possibles, surtout en les éclairant sur leurs vrais intérêts, en leur inculquant de saines idées de l'ordre & de la grandeur, en honorant, en bénissant, en élevant ceux qui donneront aux autres un exemple si salutaire. Les misérables accourront bientôt partout où des ressources constantes leur seront hautement offertes: il en est accouru du fond du Palatinat dans nos provinces méditerranées; il en est accouru de toute l'Allemagne, de la Suède & autres états du nord en Russie; il en accourut sans cesse de toute l'Europe dans les colonies du nouveau monde.

Je sais, monsieur, que les seigneurs secourent leurs pauvres dans les calamités; ah! qu'ils soient charitables, non seulement envers quelques malheureux, mais envers tous, mais envers la nation, envers leurs propres enfants, envers eux mêmes! Il ne leur en coûtera que de bien dépenser leur revenu, à leur profit & au profit de tous. Qu'ils soient sages & justes, qu'ils remplissent les devoirs de propriétaire; les devoirs de propriétaire sont de tendre sans cesse à améliorer son héritage, de préparer de nouvelles subsistances à la nouvelle population projetée par la nature, de travailler toujours pour l'état & l'humanité en travaillant pour soi, &c. Avec du pain, on soulage un indigent; pour extirper la misère, il faut que le pain se multiplie. Il ne s'agit pas d'assoupir, pour un instant, une des têtes de l'hydre, il faut anéantir pour jamais l'hydre toute entière. Il faut donc donner à la culture toute l'étendue & la vigueur possible. Toutes les fois que j'aperçois des ronces, je dis, le cœur plein d'amertume, voilà des pauvres, des mendiants, des malfaiteurs; leur sève est le sang de mes semblables.

Quoique j'honore infiniment avec vous, monsieur, la personne de m. Colbert, je ne puis m'empêcher de regarder ce célèbre ministre comme un des principaux auteurs de la dépopulation & de la ruine des campagnes, & comme un des pères de cette immense famille de mendiants. On a cru que la France lui devait sa gloire, il était digne d'en faire le bonheur; mais l'erreur trompa son zèle & le vœu de la nation. Je crois bien, monsieur qu'il ne fut pas le maître dans le conseil, & que plusieurs édits furent rendus malgré lui: cependant il me semble que dans le projet qu'il avait de mettre le royaume en manufactures, de fonder en partie sa puissance sur le luxe, & d'enrichir la nation par ses courses des marchands regnicoles, il était naturellement induit à sacrifier le commerce des denrées à celui des marchandises de main d'œuvre, le commerce de la nation à celui de ses traficants, le commerce intérieur au commerce maritime. Pour exhausser ainsi l'édifice, il prit la pierre des fondements. Afin que nos marchandises l'emportassent dans la concurrence sur les marchandises étrangères, il jugea nécessaire de baisser le prix de la main d'œuvre, en attirant aux arts beaucoup d'ouvriers, & en avilissant le prix des subsistances, & par conséquent en dépeuplant & dévastant les campagnes. Il s'imagina que le royaume ne pourrait avoir un grand commerce, si ses habitants n'allaient eux mêmes acheter & vendre, & par conséquent s'il ne restreignait le commerce par des privilèges exclusifs; comme si une nation qui ferait chez elle le plus grand nombre possible d'échanges, ne ferait pas le plus grand commerce possible, sans sortir de ses ports. Ses idées étaient si loin de la liberté du commerce, qu'il s'affaissa sous un poids énorme de règlements & ces manufactures & cette marine marchande qu'il avait tant à cœur d'élever, à quelque prix que ce fût. Ses opérations pressaient nécessairement la ruine de l'agriculture, puisque ses vues la subordonnaient aux arts. Il en aperçut avec douleur les funestes effets; & je pense qu'il aurait remédié au mal, s'il l'avait pu. Je pense que s'il avait vécu plus longtemps, il aurait abandonné son système; je crois que s'il avait vécu dans un temps de lumière, il ne l'aurait jamais embrassé. J'ai la même opinion, monsieur, du chancelier de l'Hôpital, & je l'ai exposée dans mes Représentations. Des esprit désintéressés, des cœurs droits, des patriotes ardents, des citoyens dignes du ministère, il suffit de les avertir de la vérité pour qu'ils s'y soumettent. Nous en avons la preuve sous nos yeux.

Je ne sais, monsieur, si j'ai eu le bonheur de résoudre d'une manière satisfaisante, autant que les bornes d'une lettre le permettaient, les problèmes économiques que vous avez bien voulu me proposer. Votre confiance m'honore; je tâcherai toujours d'y répondre avec le plus vif empressement & par l'hommage le plus sincère.

J'ai l'honneur d'être avec les sentiments les plus distingués, monsieur,

votre très humble & très obéissant serviteur,

l'abbé Roubaud