Monsieur,
J'ai reçu avec bien de la reconnaissance, mais bien tard, seulement par la voie du Mercure et beaucoup plus tard encore que je n'eusse dû l'espérer même de cette voie, la lettre dont vous m'avez honoré le sept de Juin dernier.
Vous avez eu la bonté de m'adresser cette lettre chez mon Libraire La Combe, et rien n'était plus naturel. Mon malheur a voulu que ce distributeur des Ephémerides du citoyen, fût en même tems Monsieur de la Combe auteur du Mercure de France: et soit que le Journaliste ait séduit le Libraire, ou que le Libraire ait séduit le Journaliste, toujours est-il qu'entre eux deux ils m'ont fait une grand malhonnêteté qui me cause un grand chagrin. Ils ne m'ont pas dit un mot de la Lettre qu'ils avaient à me remettre. Ils ont fait imprimer dans le Mercure cette lettre destinée à mon Journal et à son auteur. Ils l'ont fait imprimer sans votre aveu, sans le mien; et ils ont poussé la chose jusqu'à oublier précisément de m'envoyer le volume dans lequel elle est insérée. De sorte que vivant très retiré, presque toujours à la campagne, et quand je suis à Paris dans un fauxbourg qui ne diffère guère de la Campagne, je n'ai appris que tout nouvellement qu'il existait une lettre de vous à mon adresse, imprimée dans le journal de mon libraire il y a près de six semaines.
J'ai vivement grondé M. La Combe. Je lui ai dit que s'il avait êté pénêtré de la morale si pure et si belle répandue dans vos écrits, il aurait sû qu'il est très mal de violer un dépôt, d'abuser de la confiance des gens dont on est le commissionnaire, de ne pas leur rendre les lettres qu'on reçoit pour eux, de les lire et de se les approprier, et de les faire imprimer et de les rendre publiques sans leur participation. M. La Combe m'a répondu en plaisantant qu'il était convenable que vos lettres fussent rendues par le Messager des Dieux. A la bonne heure: et je trouve qu'il en a personnellement bien joué le rôle; car le Messager des Dieux ne se piquait pas d'une délicatesse scrupuleuse.
Laissons là son infidélité. En me privant du plaisir et de l'honneur de vous répondre aussitôt que vous êtiez en droit de l'attendre de moi, et en enlevant à mon ouvrage périodique une lettre qui lui eût donné tant de prix, il n'a pas diminué ma sensibilité pour votre souvenir et pour votre indulgence. J'aurais droit sans doute à l'un et à l'autre, s'il suffisait pour les mériter d'avoir le plus profond respect pour votre génie, la plus haute admiration pour vos talens, la plus grande vénération pour l'activité bienfaisante avec laquelle vous les consacrez au bonheur de l'humanité. Mais je partage ces sentimens avec tant de monde, que je ne les regarde pas comme un titre auprès de vous. J'en ai peut-être un meilleur et moins commun, dans le zêle du bien public, l'amour du vrai, et le courage de chercher l'un et de dire l'autre, toutes les fois que j'en trouve l'occasion.
Vous avez bien rendu justice, Monsieur, à l'estime que j'ai pour le Poëme de M. de Saint Lambert. Les beaux vers commencent à devenir si rares, qu'on doit savoir beaucoup de gré à ceux qui en font encore et surtout à ceux qui les employent à répandre des vérités utiles. Dans ce beau siècle passé, dont la gloire vous est si chère, et avec si juste raison, puisque la manière dont vous l'avez célébrée a tant contribué à la soutenir, nous avions un plus grand nombre de bons Poètes, mais presque aucun d'eux ne parlait à la raison, aucun d'eux n'employait la Poésie à son plus noble et plus digne usage, à faire écouter aux humains les leçons et les Conseils de la Philosophie. Tout en épuisant les autres genres, vous êtes le premier de nos Français qui ayez ouvert cette carrière importante par vos discours en vers, par vôtre Poëme de la loi naturelle &c. &c. Nous vous devons les efforts plus sages et plus utiles des muses de notre siècle. Ce n'est pas votre faute, mais la leur, si la pluspart d'entre elles sont demeurées de mauvaises métaphysiciennes. Celles qui étaient dignes de vous suivre, au moins de loin, comme celle de M. de St Lambert, ont réellement contribué aux progrès des connaissances essentielles à l'homme et au Citoyen.
Je suis malheureusement trop convaincu, par le genre même du travail dont j'ai été chargé sous feu M. Meliand, Intendant de Soissons, et sous le sage M. Turgot, actuellement Intendant de Limoges: travail qui m'a mis à portée de voir plus de trois mille fermes ou Métairies et de faire la description détaillée de près de quatre cent je suis dis-je malheureusement trop convaincu qu'il s'en faut beaucoup que nos Cultivateurs jouissent, même dans les cantons les plus heureux, de la moitié de l'aisance qui serait nécessaire au succés de leurs travaux, à leur félicité personnelle et à la prospérité publique. Je crois l'avoir remarqué, dans la note même où je discute cette matière avec M. de St Lambert. Cependant, comme vous l'avez très bien observé, il faut distinguer à cet égard la grande et la petite culture, les fermiers et les Métayers. Ces derniers, qui ne possèdent rien par eux mêmes, et auxquels il faut absolument que le Propriétaire fournisse leur misérable attelage de Bœufs, quelques autres bestiaux, la pluspart de leurs outils, et la nourriture même jusqu'à la récolte, sont des pauvres dans toute l'étendue du terme. Et ce qu'il y a de triste, est que, c'est à ces pauvres impuissans que l'exploitation des trois quarts du territoire de la nation est confiée. Ce qu'il y a de plus triste encore, est qu'il est impossible qu'il en soit autrement, tant que la liberté la plus entière dans le commerce, et pour toute espèce de travail, ne sera pas établie; tant que la répartition de l'impôt sera arbitraire; tant que les fraix de la culture n'en seront pas exempts; tant qu'il ne sera pas assis seulement sur le produit net; tant qu'il ne sera pas proportionné à ce produit, de manière qu'il croisse et décroisse avec lui, et qu'il laisse à l'amélioration des terres l'avantage d'être l'emploi le plus profitable que les Capitalistes puissent faire de leur argent; tant que les cultivateurs seront vexés par des corvées, et chassés de leurs habitations par la crainte des milices; tant que la dixme, au lieu d'être abbonnée à l'avantage de tout le monde pour une redevance proportionnée au produit net, se levera sans règle sur les frais même en faisant contribuer la totalité des récoltes quoiqu'elles ayent pu coûter; tant qu'elle enlevera les pailles, trésor le plus précieux de l'économie champêtre, parce que c'est d'elles que dépendent les fumiers, et que des fumiers dépend la réproduction; tant que . . . ; tant que . . . .
Quant aux fermiers, auxquels les bestiaux et les instruments de la culture appartiennent en propriété, et qui vivent sur leurs avances et payent des domestiques, jusqu'à la vente de la récolte, sans rien demander aux propriétaires; ces gens là ne sont pas des pauvres, puisqu'ils possèdent un capital, qu'ils pourraient employer à tout autre usage qu'à la culture. Il faut respecter leur richesse, afin qu'elle augmente; car l'usage qu'ils en font, est tout au profit de la société. Plus ils sont riches, plus cet usage devient profitable: Et si on ne les prive pas des gains légitimes que le bon emploi de ces richesses doit leur procurer, quelques uns des oisifs des villes prendront enfin le parti d'embrasser un état, à la fois paisible, honorable et lucratif. Alors les capitaux reversés sur la terre banniront par degrés la petite culture et le métayage et multiplieront les fermes et les fermiers. Il m'a semblé que c'était précisément ces fermiers que M. de St Lambert avait en vue et c'est sur cela qu'ont porté mes observations.
Bonnes ou mauvaises, Je suis bien heureux de les avoir faites, puisqu'elles m'ont valu votre lettre et la description de votre magnifique ferme. J'ai passé, l'année dernière, des momens si courts chez vous, et j'y ai êté si occupé de vous même, que je n'ai pu visiter ce bel édifice champêtre. Qu'il me serait doux d'aller l'examiner dans toutes ses parties! et plus doux encore d'y couler mes jours! On ne sait, Monsieur, ce qui peut arriver. Paris est plein de gens qui ne veulent pas entendre parler de la liberté du Commerce. Ils disent que cela amènera la liberté de penser. Ils ont tort; car, au contraire, ce sera un des fruits de la liberté de penser et d'écrire. Ils disent aussi que les prohibitions ne sont pas nuisibles pour tout le monde; et que sans les privilèges exclusifs qu'elles établissent, cinq ou six millions de Paysans auraient peut-être de beaucoup meilleure soupe, et un million de propriétaires moins de dettes et d'embarras mais qu'il faudrait mettre bas deux cent carosses actuellement roulans dans Paris. Il faudrait bien en réformer aussi trois cent autres, si l'on prenait le parti d'enrichir le Roi par une forme d'imposition qui ne ruinerait pas le Peuple. A quatre chevaux, un maitre, et trois domestiques, par chaque équipage, vous voyez, Monsieur, que, l'un emportant l'autre, voilà quatre mille animaux puissans qui doivent être mes ennemis. Il n'en faut pas tant, à beaucoup près, pour persécuter et pour perdre un pauvre homme. J'ai toujours prévenu ma femme que lorsqu'on épousait un citoyen assez honnête et assez hardi pour écrire sur le bien public, il ne fallait jamais compter affirmativement coucher avec lui. Et je vis sans cesse dans l'espérance, qu'un beau soir ou un beau matin, on viendra me prier de ne plus faire mes Ephémérides, comme on m'a déjà prié, il y a trois ans, de ne plus faire le Journal de l'agriculture, du commerce et des finances; ou même qu'on portera la politesse jusqu'à m'offrir un logement vers la porte Saint Antoine, comme on m'en a menacé lorsque j'ai publié, immédiatement après la mort de Madame de Pompadour ma première protectrice, mon livre de l'exportation et de l'importation des grains, qui lui était dédié, et dont quatre mois après on a adopté les principes.
Si donc il arrive que le systême des prohibitions s'étende jusqu'à mon faible travail, et qu'on me laisse le choix d'une retraite, J'irai, Monsieur, voir votre ferme; j'irai, non pas vous proposer d'être votre fermier, car je ne suis pas assez riche pour cela, mais vous demander votre protection, pour être admis à travailler sous lui à la culture de votre terre, et sous vous à celle de mon esprit.
En attendant, je tâcherai de contrebalancer l'ennui des tracasseries littéraires et politiques en causant de vous, et en méditant vos écrits avec trois seuls amis, dont les bontés embellissent et honorent ma vie solitaire, et qui partagent les sentimens que vous m'avez inspirés. Le Premier est le Docteur Quesnay mon principal maitre, né précisément un mois avant vous, et conservant comme vous toute la vigueur d'une tête bien étonnante et bien respectable par les services qu'elle a rendus à l'humanité. Le second est M. Turgot, l'Intendant de Limoges, homme prodigieusement savant, bon par excéllence, vertueux par principe et par tempérament, sage, sensible et courageux. Le troisième est M. M. le Duc de St M., cet aimable et jeune seigneur dont les connaissances sont si étendues dans un âge si tendre, qui a si profondément et si philosophiquement discuté les doutes politiques de M. l'abbé de Mably, qui aurait êté propre à gouverner un Empire avant le tems où les hommes de son rang sont à peine capables d'entretenir une fille d'opéra, et qui a êté vous entrevoir et vous admirer avec moi. Ce dernier me charge de le rappeller à votre souvenir, et de vous dire pour lui tout ce qu'il aimerait à vous dire lui même, et qu'il vous répéterait souvent, s'il avait plus de tems. Vous lui aviez promis que M. Vanniere aurait soin de lui faire passer tout ce que vous donneriez au Public, et même tout ce que vous vous laisseriez prendre; et en effet vous lui avez envoyé les singularités de la Nature dont j'ai tiré un excellent morceau de philosophie économique pour en enrichir mon Journal. Mais il n'a presque reçu que cela. M. Vanniere est un peu plus exact avec M. Turgot, auquel je dois l'avantage d'avoir lu des premiers et avec enthousiasme les Guebres, et avec le plus grand plaisir l'apparition de St Cucufin, et Amabed. Le hazard m'a fait lire aussi cette histoire du Parlement, qui n'est pas de vous, puisque vous le désavouez si positivement, mais qui ne mérite pas, à ce qu'il me semble, le mépris que vous lui prodiguez, puisque c'est visiblement l'ouvrage d'un bon citoyen, très éclairé, plein d'esprit et de courage. Si lorsque vous envoyez quelque chose à Paris, vous daigniez faire mettre dans le paquet de M. Turgot, ou dans celui de M. le Duc de St M. un exempleire pour moi, je serais pénétré d'une reconnaissance égale à l'admiration qui m'inspire tout ce qui sort de votre plume.
Recevez le témoignage de cette vénération respectueuse, avec laquelle j'aurai toujours l'honneur d'être,
Monsieur,
votre très humble et très obéïssant serviteur
du Pont
de Paris 1er septembre 1769
Si l'occasion arrivait où j'aurais quelque marque de vos bontés à recevoir, Je vous serais bien sensiblement obligé de ne plus me l'adresser chez M. La Combe, mais dans le cas où le paquet serait considérable, sous le couvert de M. Turgot, qui veut bien recevoir presque toutes mes lettres; ou bien si ce n'était qu'un paquet ordinaire, directement à Paris, Rue du fauxbourg St Jaques vis-à-vis les filles de la visitation.