7 Mars 1769
Il y a, ma chère nièce, dans votre lettre du 28 Février un mot qui m'a percé le coeur.
Vous voudriez, dites vous, avoir une terre à une demi lieue de Ferney; ajoutez donc qu'il faudrait que Ferney fût dans le climat du Languedoc ou de la Touraine à portée de quelque grande ville. Vous ne pouvez marcher, votre santé se dérange souvent, vous n'aimez ni n'entendez l'agriculture, vous avez besoin de société et de secours; rien de tout celà ne se trouve dans le pays barbare où je cultive la terre en attendant que je rentre à cinq ou six piés de sa surface. Je vis absoluement seul et cette solitude nécessaire à ma façon de penser serait affreuse pour vous. Vous ne pouviez supporter la campagne qu'avec du monde et des fêtes qui ne me conviennent plus; je ne peux ni dîner ni souper sans qu'on me fasse la lecture, la solitude est mon seul partage; j'aurais voulu achever ma vie avec vous dans un fauxbourg de Paris et le fauxbourg serait encor trop éloigné pour vous du centre où vous êtes née. La Sibérie et Ferney sont précisément la même chose cinq mois de l'année. Il n'y a qu'un travail assidû de quinze heures par jour qui puisse faire supporter la vie sous quatre piés de neige. Le bonheur d'un hibou n'est pas celui d'une fauvette. Je me suis prêté pendant quelques jours à un prince Russe que l'Impératrice m'a envoié avec des présens, des lettres charmantes et le livre de ses loix; mais après lui avoir ouvert ma porte je la ferme à tout le reste de la terre.
Je ne retire rien de Ferney, mais je l'améliore et rebâtis tout le Chatelard. Il sera utile et délicieux; j'entends délicieux pour six mois: car il y aura toujours six mois horribles à passer. Votre soeur se partage entre la campagne et la ville; vous savez que je ne le puis faire depuis une certaine lettre d'une certaine femme. Il faudrait arranger nos affaires avec notre notaire; mais c'est le plus plat et le plus opiniâtre de tous les gardes-notes. Le jeune vieillard au nez haut qui vous doit de l'argent n'est pas homme à engager la présidente dans mes intérêts. Son insupportable orgueil croit toujours qu'on lui a manqué quand on ne lui a pas écrit tous les huit jours; il n'est appliqué qu'à son intérêt et à ses plaisirs et n'a jamais fait de bien à personne. Si la présidente avait lu les pages 151 et 180 de l'admirable poëme des Saisons, si elle pensait comme St. Lambert ose penser et écrire, je pourais en ce cas imiter votre soeur qui a pris le bon parti, et le seul qui puisse contribuer à la douceur de la vie.
Madame du Défant, que j'aime depuis plus de quarante ans, m'écrit des lettres charmantes. Elle et son amie désirent fort de me voir; mais tout cela serait fort difficile à ajuster. Il faudrait avoir une petite maisonnette dans le voisinage: car être à Paris et courir d'un bout de la ville à l'autre c'est la vie d'un fiacre. Et puis comment s'arranger avec ce misérable notaire l'opprobre des gardes-notes?
Les deux frères pouraient fournir une occasion favorable; mais les deux frères ne pouront être établis à Paris que dans un an. De plus il y a eu du dérangement dans le régisseur de mon bien de Colmar. Il faut guérir cette plaie et cela demandera du temps. J'ai peur que cette affaire ne soit pas terminée avant l'hiver. Pour le châtelard il ira plus vite, il sera bâti pour recevoir la récolte et cette récolte sera fort mauvaise; nous n'avons pu semer que le tiers tout au plus de l'ordinaire et les pluies ont gâté une grande partie de ce malheureux tiers. Le chapitre des accidens est toujours considérable. A l'égard de vos affaires, vous devez avoir dix mille francs cette année de Mr. de Leseau en comptant huit mille d'anciens arrérages et deux milles du courant. Vous devez en recevoir autant de Mr. le maréchal de Richelieu. Il ne vous en coûtera qu'une lettre. Vous êtes sur les lieux, vous êtes à portée de consulter sur l'affaire de la succession de Guise; mais je sais certainement que vous êtes en droit de demander une contribution sur les biens, sauf aux héritiers à partager entre eux le fardeau.
S'il y a quelques nouveautés dans les pays étrangers, je ne manquerai pas de vous les faire tenir par Mr le Fevre.
Je ne crois pas que vous puissiez voir Mr. de la Sourdiere; mais vous ferez bien en cas que vous le voiez et que vous lui écriviez de lui insinuer qu'il est d'une belle âme comme la sienne de ne pas absolument oublier ses anciens serviteurs. Je crois vous avoir mandé que je lui ai écrit; mais certainement il ne me répondra point.
Je n'écris point à l'abbé Binet, il est trop occupé de ses ouvrages; je ne suis pas mal avec Madame Binet, mais je ne la fatigue pas. Les enfans viennent aujourd'hui diner avec mon Russe. La maison Racle est presque toute dépeinte; voilà de l'argent bien mal emploié.
Je vous embrasse avec la plus vive tendresse.
V.