1759-05-02, de Voltaire [François Marie Arouet] à Germain Gilles Richard de Ruffey.

C'est abuser de vos bontez monsieur que d'avoir passé tant de temps sans en profiter.
J'ai toujours attendu que Mg. le comte de la Marche mon seigneur suzerain, eût réglé ce qu'il veut avoir de la pauvre petite terre de ma nièce pour son droit de mouvance. Cette affaire n'est point encor terminée, et je ne sçais même si on peut reprendre le fief et rendre foy et hommage avant d'avoir payé son seigneur pour le quel on doit marcher armé de pied en cape touttes les fois qu'il l'ordonne. Je vous envoye à tout hazard à l'adresse indiquée La grosse en parchemin du contract d'acquisition, et la procuration de madame Denis qu'elle n'a pu faire par devant notaire. Mais s'il est nécessaire qu'un notaire y passe, nous irons à Fernex faire cette cérémonie quoy qu'on ne puisse pas encor y loger. J'ai fait à Gex des contracts avec des procurations sous sein privé. Je ne sçais si on est plus difficile à Dijon que dans le pays de Gex. En bonne justice l'oncle et la nièce auraient dû aller à Dijon vous rendre, à vous Monsieur, et à madame de Ruffey, leur foy et hommage, mais vous savez que je suis un républicain qui ne peut se résoudre à habiter, tout au plus que la frontière d'un royaume. Encor s'en repent il quelquefois, en voyant la petite rapacité des petits officiers de justice et de finance, et les vexations exercées sur de pauvres cultivateurs, à qui on fait payer pour la taille le tiers au moins de ce que produisent leurs sueurs et leurs larmes. Je gémis en voyant le plus joli paysage de la nature défiguré par la voracité de tant de harpies. Il y a dans ce petit canton à la lettre plus de commis que de laboureurs. Je suis obligé de faire venir à grands frais des familles suisses pour cultiver des terres qui sans elles resteraient incultes. Si je pouvais labourer moimême je le ferais, mais je suis trop faible. Je peux àpeine tenir le nouveau semoir fort joliment verni, et vray amusement d'une autre femme que madame Denis. Mes Suisses sont tout ébahis de ne pouvoir semer le jour de la fête d'un saint qu'ils ne connaissent pas. Nous avons imaginé nous autres papistes qu'il fallait manquer de pain pour honorer st Roc et st Fiacre. Cela est fort sensé. On croit dans une cour être au pays de Sejan, et dans les campagnes au pays des Caffres. Nous verrons si des actions sur les fermes générales ramèneront l'abondance, et si le traducteur de Pope remplacera Colbert. Je le souhaitte. Quelques personnes l'espèrent. On dit que vous avez un bulletin passable de Paris. Adieu, le roy de Prusse est en Boheme, je le crois audessus de ses affaires, car il m'écrit toujours des vers et trop de vers. Mille remerciments.

V.