1769-02-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Dupuits, sa femme, et sa petite fille sont arrivés sains et gaillards.
Ils sont dans leurs états de Maconnex en Sibérie, entourés par tout comme moi de deux pieds de neige. Mais pour nous consoler il y en a dix huit pieds dans les montagnes.

Nôtre capitaine m'a aporté, ma chère amie, beaucoup de gros paquets, mais rien ne m'a plu comme vôtre Lettre. J'écris par cette poste à Mr le mal de Richelieu malgré son silence. Je ne veux pas qu'il ait aucun prétexte pour ne vous point paier.

Je n'ai fait que jetter un coup d'œil sur les paperasses de Laleu; je vois que la succession de Guise me doit dix années; celà se monte à vingt cinq mille livres dont il faut déduire le dixième. Il est certain que les revenus des terres ont été touchés; que sont-ils devenus? Je suis un des premiers créanciers. Dès que mr Le Duc de Richelieu vous aura paiée, dès que vous aurez arraché de lui l'argent qu'il vous doit, il faudra absolument que mon procureur fasse des diligences, sans quoi tout le monde partagerait hors vous.

Les gens qui sont dans la boue, à ce que vous dit d'Alembert, remuent quelquefois cette boue si fort, qu'il en barbouillent le visage des honnêtes gens.

Je ne suis point étonné que l'homme au nez haut soit l'intime ami d'un nez à pustules. Il eut autrefois un ami de cette trempe qui fut pendu (autant qu'il m'en souvient). Il faut bien avoir des amis par tout.

L'abbé Binet a quelquefois des Lubies; il est sensible à l'excez, mais il revient. Sa petite soeur mlle Binet est infiniment aimable, et moins vive que lui.

Je ne crois pas les affaires du notaire en bon train. J'ai peur qu'il n'y ait beaucoup de discrédit. Il faut bien toujours qu'il y ait quelques banqueroutes dans Paris. C'est le païs où les uns font leur fortune, et où les autres la perdent. C'est le centre du luxe et de la misère, de la meilleure compagnie et de la plus détestable.

Je suis bien sûr que vous n'êtes pas entrainée dans le tourbillon et que vous vivez avec des amis choisis. On ne peut aspirer à rien de mieux. Cette consolation me manque absoluement, et j'en serai privé jusqu'à mon dernier jour. J'ai été réellement en prison pendant une année entière; je ne suis sorti qu'une seule fois de ma chambre; et je n'en sortirai à la fonte des neiges que pour aller voir rebâtir le châtelard. Les souffrances continuelles auxquelles je suis condamné ne me permettent pas même de mener une autre vie; et Paris n'est pas plus fait pour moi que la campagne ne l'est pour une parisienne. Vous êtes rentrée dans vôtre élément, ma chère amie. Je tâcherai de faire en sorte que cet élément vous nourisse. Tout sera arrangé très bien pour tout le monde. Plus je vieillis, plus le séjour des neiges m'accable, mais je n'en ai point d'autre, et il faut que je reste au coin de mon feu.

Je crois qu'il faut que je m'arme de patience sur la petite affaire de feu La Touche, tout vient avec le tems. Vôtre ami Lefevre, Les anges et Lekain étant dirigés par vous viendront probablement à bout de ce que vous aurez entrepris.

Ces mélanges dont vous me parlez, sont ridicules. C'est une sottise énorme que Gabriel Cramer a faitte sans m'en donner la moindre connaissance. Il se conduit aussi mal en amitié qu'en Tipographie. Savez vous bien qu'il s'est mis au rang de ceux qui voulaient acheter Ferney? Il voulait faire un marché à la genevoise; il n'a pas eu honte de proposer de vous donner soixante mille francs comptant, à condition qu'il s'emparerait à ma mort de la maison et des meubles, et ces soixante mille francs vous savez qu'il les a gagnés avec moi. Cependant, les polissons de Paris disent que j'ai fait une grande fortune par mes ouvrages.

S'il y a quelque chose touchant l'abbé Binet et les affaires de nôtre notaire, vous me ferez grand plaisir de m'en instruire. C'en est un très sensible de se parler à coeur ouvert de ses affaires. Mais je suis bien plus touché de celui que j'ai à vous dire combien je vous aime, et à quel point vôtre amitié me touche. Je vous embrasse de toutes mes forces.