1769-03-26, de Marie Louise Denis à Voltaire [François Marie Arouet].

Mon cher ami vos épitres font la plus grande fortune ici.
On se les arrache; les mienes cours le monde sans cesse pour être copiées. On vous trouve en poésies aussi frais qu'à vingt ans. Vous faites à tout moment l'étonement et l'admiration du public. Mais pour dieu ne vous tuez pas.

Envoyez moi donc Cucufin sous l'adresse de mr le Fevre je vous en suplie. Je ne consois pas n'y personne comment vous pouvez suffire à tout ce que vous faites.

Il a fait ici fort doux pendand trois semaines, mais depuis trois jours il nous est venu un vant du nord très piquand. Il gèle actuelement plus fort qu'il n'a fait cet hyver, qui à la vérité a été très doux. J'imagine que vous avez le même temps. Mon corps est ici, mais mon Cœur et ma teste sont toujours à Fernex.

Apropos la caisse d'escompte est àbas, mr de la Borde quite et emporte tous ses milions. On dit même que le ministère en est fort piqué. Ce n'est pas comme cela qu'en usait mr de Monmartelle dans les temps fâcheux. Il soutenait l'état de son crédit et de son argeant. On ne sçait encor qui sera banquier de la Cour. On est fort curieux ici de sçavoir coment votre Cataux se démêlera du Turc. On parle d'un traité pour neuf ans entre la Reine d'Ongrie, le roy de Prusse (vous allez vous récrier), oui entre la Reine, le roy de Prusse, la France, et l'Espagne. Si le duc de Choiseuil a fait cela on peut dire qu'il n'est pas manchot. C'est un homme plain d'esprit et de resource. On dit que nous avons donné beaucoup d'argeant au Turc pour aguasser votre Catau. J'en suis fort aise, c'est une marque que nous en avons.

Parlons de nouvelle plus terre à terre. Notre notaire va mieux. La Présidante est toujours son amie intime. On lui a fait venir une compagne de province qu'on a présanté chez le notaire, dimanche passé. L'autre fera la même cérémonie sûrement dans peu. L'abbé Binet est plus sage. Il ne veut pas qu'on tiene de mauvais propos chez lui, et il a grande raison. Il a eu une entrevue avec la présidante, cela s'est passé très froidement, mais l'abbé se rand si nécessaire à toute la famille, qu'il faudra bien que tout s'arrenges.

Apropos avez vous reçu Mon cher ami une grande lettre que je vous ai envoié par Perachon? Il me semble que je vous dis bien des choses dans cette lettre. J'espère que vous m'y répondrez (car votre manière est de ne pas répondre aux choses dont vous ne voulez pas qu'on vous parle), mais je vous déclare que je ne resterai pas à Paris. Si je vous y étais utille je ne balancerais pas. Mais comme je ne vous suis bonne à rien qu'à vous dépenser de l'argeant je vous suplie de me permettre de quiter un céjour qui ne convient plus n'y à mon age n'y à ma santé et qui vous serait fort àcharge à la longue. Quand vous voudrez sçavoir mon proget je vous le dirai. Je sens qu'il faut auparavant que je cherche à tirer de l'argeant de vos créanciers, c'est à quoi je travaille de toutes mes forces, mais on me remet et je ne vois pas que j'en puisse avoir de deux ou trois mois. Mr Dhornois vous avait mendé que j'en aurais de mr de Lesaux au mois de mars. Il se trouve que ce n'est qu'au mois de mai. Je n'en peux avoir de Chautel, de Richelieu que dans quelque mois. Il ne me reste que six louis dans ma poche par ce que j'ai paié des mémoires tant que j'ai eu de l'argeant espérant en toucher au mois de mars comme Dornois me l'avait dit. Je vous suplie Mon cher oncle de me permettre de prandre un milier d'ecus chez mr de Laleu. Je vous promets que je les remaitrai quand j'aurai touché de l'argeant de vos créanciers, mais je suis dans le plus grand embaras pour le moment. Vous n'avez pas d'idée de ce que m'a coûté mon établissement mais je l'ai fait de façon que j'y perdrai peu à ce que j'espère lors qu'il faudra que je le rompe, ce qui sera le plus tos possible si vous me le permettez.

Envoiez moi donc un peti billet pour mr Delaleu. Je vous en aurai la plus vive obbligation. Il y a longtemps que je n'ai reçu de vos lettres. Je tremble toujours que vous ne soiez malade par ce que je trouve que vous travaillez trop, et que vous abbusez de vos forces.

Le résidand va repartir. Je l'ai beaucoups vu pendand son céjour ici. Il a manqué un fort bon mariage. C'est une veuve qui ne demende pas mieux et qui est riche, mais elle a un père de mauvaise humeur qui a fait cent chicanes. Comme la femme le veut je crois que le mariage ne sera que différé. Adieu Mon très cher ami, je vous embrasse et vous aime de tout mon Coeur.

Je rouvre ma lettre Mon cher ami écrite depuis quatre jours attendand toujours le départe de Perachon pour vous dire qu'une veuve de province dont je ne me souviens point du nom sera présentée dimanche prochain de pasque fleuri et ensuite elle présentera mme du Bary après pasque. C'est une seconde Mme Destrade. Je suis sûre de cette nouvelle.

J'ai beaucoup cosé hyer avec Mme de St. Julien. Je lui ai dit l'envie que j'avais de vous voir faire un peti voiage à Paris. Elle en a aussi le plus grand désir. Mais elle m'a paru plus effraiée que jamais sur le sort de l'abbé Binet. Imaginez qu'il est l'antagoniste de la présidante, qu'il a emploié toutes les ruses possibles Contre elle, que notre notaire le sçait, que malgré cela il y a encor des gens qui croient qu'il tiendra. Mais si vous voulez vous ouvrir à l'abbé Binet sur votre voiage (comme nous vous le conseillons) attendez encor une couple de mois. Pour lors on verra plus clair dans les affaires. S'il passe ce temps là il y a apparence qu'il restera encor du moins quel que temps. Nous sommes dans un moment bien critique. Tout le monde est aux écoutes. Soiez sûr que je ménagerai le maréchal même en lui demandand de l'argent. Cela est indispensable. Il faut avoir plus d'une corde à son arc, mais quand on est un peu philosophe tout cela fait une grande pitié.

Dupuits vous aura dit sans doute que mr de Borset va en Corse avec Mr de Vaux. Cette affaire est bien importante pour l'abbé B…

Apropos Molé et sa femme comte vous aller voir à Fernex. Ils vont à Lion. Les anges disent qu'il faut que vous les receviez bien, et qu'ils ne puissent pas se douter de notre secret. Molé veut faire entrer sa femme à la Comédie et veut vous consulter sur sa déclamation.

Adieu Mon cher ami, je crains de vous ennuier. Je vous embrasse et vous aime de tout mon coeur.