1769-03-08, de Marie Louise Denis à Voltaire [François Marie Arouet].

J'ai diné teste à teste Mon cher ami aujourdhui avec mr Marin.
Nous n'avons parlé que de vous et des deux frères. Ce qu'il y a d'affreux c'est qu'il y en aura un des deux bien mal joué. Otez de la Comédie le Kin, Brizar, et Molé, le reste est aussi mauvais que les plus mauvais confidans de province, et nous avons besoin de Molé et de Brizar pour le vieux et le jeune Arzemon. Nous sommes convenus Marin et moi qu'il falait que mr Dargental et moi nous pressions le Kin de nous donner un temps fixe pour jouer la pièce. Quand ce temps sera marqué positivement, Marin la fera approuver peu de jours avant qu'elle soit mise à l'étude, affin de ne pas donner le temps de la réflection. Il dit qu'il arrive souvant que lors qu'une pièce passe à la police long temps avant d'être jouée mr de Sartine la prête à quelqu'amis pour la lire, et c'est ce que nous craignons. Je vais donc voir mr Dargental pour presser le Kin et le faire maneuvrer. Comme nous ne pouvons pas vous nommer, tout est difficile.

Marin est prodigieusement occupé. Il parait que le chancelier veut reprendre la librairie. Il a souvant sur cette article des conférences avec lui, et le chancelier après avoir conféré avec Marin exige qu'il lui fasse des mémoires sur tout ce qu'ils ont dit. Ce serait pour la littérature un grand bien si le chancelier Reprand la librairie, quoi que mr de Sartine soit un gualant homme il ne veut rien risquer, aimant infiniment mieux sa fortune que les lettres. Le chancelier a de l'esprit, n'a plus rien à prétandre, peut être mènerait il la barque plus légèrement.

Je me sert de Perachon qui est venu à Paris et qui s'en retourne en droiture à Versoy pour vous écrire librement. Quelle est votre intantion sur le voiage que vous contiez faire à Paris? Vous seul pouvez sçavoir si mr le duc de Choiseuil l'approuve. Il y a eû un peti nuage dans le temps de Lablaiterie qu'il protéjait. On lui avait persuadé que vous étiez l'auteur de cette petit brochure où le présidand Henaud était si mal traitté. Tout cela lui avait donné un peu d'humeur, mais cela doit être passé. Sans doute vous lui écrivez souvant. Vos lettres lui sont si agréables qu'une seulle pourvu qu'il y ait un peu de gaité aura tout raccomodé. Mr de Choiseuil est si naturel et si franc, il sçait si bien que vous êtes le plus beau génie de la France, que si vous avez envie de faire le voiage il faudrait lui demender franchement s'il lui serait agréable et s'il vous le conseille. Je suis très sur qu'il serait flaté de cette marque de confience et vous le conseillant il se croirait en quelque sorte obbligé de vous soutennir. Je désire ardament ce voiage, vous feriez le bonheur de beaucoup de gens, vous y auriez des moments très brillans. D'un autre côté il faudrait renoncer à votre passion favorite, celle d'écrire. Le parlement est votre énemi. Ce qui vous étonnera, c'est que mr de Choiseuil est parlementaire. Il les soutient dans toutes les occasions. Cela est inconsevable, mais cela est. Peutêtre es ce un bien pour nous, par ce qu'il serait plus maitre de retenir ce corps en cas qu'il voulût vous faire de la peine.

Si votre intantion est de venir cet automne Mon cher ami je vous offre mon appartement qui vous conviendrait fort. Il est guai, comode, très chaut, j'ai un joli jardin, et c'est en vérité cette seulle idée qui me l'a fait prandre, c'est qu'il vous serait agréable, en cas que vous vinsiez ici. Je me retirerais au second dans un petit apartement qu'occupait mr et mme Dupuits, et j'aurais pour le jour un cabinet assez joli au premier, qui ne tiendrait pas à votre appartement, mais qui est sur le même paillé. Si vous n'acceptez pas ce que je vous offre vous ne trouverez que des hautels guarnies, où vous serez comme un chien. C'est l'arche de Noé, on y éprouve un bruit et une malpropreté affreuse, on y meurt de froit l'hyver, et songez que vous serez obbligé de recevoir toute la France. Du reste je ne vous conseille rien, je vous dis ce que je sçai. Faites vos réflections Mon cher ami. Vous jouissez ici de la réputation la plus complette. Beaucoup de gens vous y désire, peut être serez vous enchanté d'y être, peut être n'en serez vous pas contant. Qui le sçait? Si vous voulez me répondre sur tout cela, adressez votre lettre à mr Marin. Il m'a encor dit aujourdui qu'elles n'étoient jamais ouvertes. Mr de Choiseuil est toujours dans la même position, mais il guagne du temps et c'est beaucoup. Il a le temps de se retourner. La dame n'est pas encor présantée et le roi a retardé neuf ou dix femmes qui doivent l'être. Cependan on est persuadée qu'elle le sera. On la dit guaie et bonne. Si elle n'était pas souflée il n'y aurait peut être aucun inconvéniant, mais… Enfin j'espère que le duc se raprochera d'elle. Le roy soufre toujours de son bras, il ne peut le lever, il ne peut signer. Cette chute est plus considérable qu'on ne pensait. Il est triste qu'on n'ait pas pu le saigner. Comme il ne peut monter à cheval on craint que cela n'influe sur sa santé. Je vous ai mendé qu'il avait pris l'appartement de Madame pour augmenter le sien et celui de Mme du Bary. Il l'aime toujours avec la même vivascité.

Du reste Mon cher ami les finances sont dans un état effraiant. On ne parle que d'une banqueroute généralle. Loin de vandre ses terres il faudrait en acheter. Malheur à qui n'en a point. C'est actuelement la seulle richesse sur la quelle on puisse comter. Vous m'avez fait faire ici un établissement dont je ne me consolle point. Il m'a coûté un argeant immense sans pouvoir faire autrement. Je me suis tout refusé pour cela imaginant que je me defferais plus aisément de meubles agréables que de guenilles qui m'auraient toujours coûté beaucoup. Je comte que tout sera paié l'année prochaine si vous me conservez vos bontez comme vous avez faite celle ci. Je suis désollée de vous menger tant d'argeant, et pour quoi faire? Je n'aime plus le plaisir, les soupés me tue. Je vois beaucoups de monde et je ne vois personne; eccepté deux ou trois maisons le reste m'est insipide. Cette vie là ne conviens plus n'y à ma façon de penser n'y à ma santé. Si vous venez ici assurément j'y resterai, mais si vous n'y venez pas je vous proposerai un genre de vie qui me conviendrait infiniment mieux, et qui vous coûterait presque les deux tiers de moins. Mais il n'est pas encor temps de parler de cela. Il faut voir le parti que vous prendrez. Nous verons cela cet autonne. Je n'ai point d'édission complette ici de vos ouvrages. Mon cher ami, cela mait mon âme fort mal à son aise. J'écris a Vaniere pour m'envoier l'édition que je lui avais laissé. Il me faut tout, Dictionere philosophique, évangile de la raison, phacecie, nouvaux mélanges, enfin tout. J'en ai parlé à Marin aujourdui qui m'a dit qu'il falait faire une petite caisse de celas, y mettre tout en général, pourvu qu'il n'y ait qu'un exemplaire de chaque chose, mettre la caisse à la diligence tout naturelement à mon adresse, qu'elle serait saisie, et qu'il me la ferait raporter chez moi trois heures a près. Vous allez dire (comme j'ai fait) que cela serait suspete à mon adresse. Il m'a répondu que cela ne ferait rien du tout, et que j'aurais le tout dans ma cour sans nul inconvénient pour personne.

Adieu, mon cher ami, voilà bien du bavardage, mais je ne saurais me lasser de vous écrire. Je vous suis plus attachée que jamais. Comment vont vos yeux? Les enfans m'ont mendé qu'ils étoient un peu rouges. Heureusement la mauvaise saison s'avance. Vous voient ils quel que fois? Vous ont ils dit combien je vous regraitais? Enfin vous ont ils dit que je vous aime de tout mon coeur sans pouvoir en diminuer un cheveu? Adieu.