ce 10 aoust [1769] de Paris
Je profite Mon cher ami du départ de Mr des Franges pour vous parler à Coeur ouvert.
Les choses sont toujours dans le même état à la Cour. Il y a deux partis, celui du roy et celui du ministre. Ces deux grands intéres ne se raprocheront pas, mais le duc ne soutiendra pas cela encor longtemps.
Le roy aime passionément Mme du Bary. Cependend il n'y a encor que sinq femmes qui veuillent la voir, et en hommes Mr de Soubise, le chancelier, mr le Comte de Maillebois qu'elle a bien remis auprès du roy, le Maréchal, toutte la clique, tous les mécontans et tous les enemis du duc, ce qui fait un très grand nombre de gens.
Je vais vous compter un fait arrivé il y a deux jours qui vous fera voir clair sur ce païs là.
Mme du Bary a un parant dans le régiment du chevalier de la Tour du Pain, frère de Mme de St Julien. Elle a prié au camps de Compiegne tout le régiment à diner. Le Colonel a été fort embarassé. Mme de St Julien a été à Mr de Choiseuil pour sçavoir ce que son frère devait faire. Le ministre a répondu avec humeur qu'il fasse ce qu'il voudra. Elle a eu bau le presser, elle n'a pu en tirer autre chose. Le Colonel a pris le parti d'envoier ses officiers diner chez Mme du Bary, et lui, son lieutenant Colonel, et son mageor, d'aller diner chez Mr de Choiseuil, en fesant faire des excuses à la dame. Il faut vous dire que lors qu'un de ces trois officiers là n'est pas à la teste du régiment, il ne forme point corp. Ce ne sont plus pour lors que des officiers particuliers. Mme du Bary n'a pas fait semblant de s'appercevoir de cela. Elle a envoié demender à diner trois jours après au régiment. Mme de St Julien a encor été trouver le ministre pour sçavoir ce que son frère devait faire. Il l'a reçu avec humeur en lui disant qu'il n'en sçavait rien.
Le régiment a pris le parti de lui donner à diner avec le maréchal de Richelieu, le Comte de Maillebois, et beaucoup d'autres, mais Mme de St Julien, qui était chez son frère, s'en est allé, n'ausant pas faire les honneurs du diner. Malgré toutes ces précautions le ministre est furieux Contre le chevalier de la tour du Pain de ce qu'il a donné à diner à Mme du Bary. Il a trouvé que son régiment était très mal tennu quoi qu'il soit un des plus beaux. Il l'a dit au roy. Il tient des propos inouis. Mais le chevalier est on ne peut pas plus gracieusé du roy et attand que la giroite tourne. Mais ce qu'il y a de plaisant c'est que le duc est furieux contre Mme de St Julien, qui n'a point été au diner. Il est vrai que le Comte de Maillebois lui est attaché, et qu'il est très inquiet de la désertion du Comte. C'est un homme qui a infiniment d'esprit et de talent, qu'il a toujours craint, et qu'il a laissé sous la remise en l'éloignant du Roy.
Autre affaire. Un homme m'a dit avoir entandu dire à Compiegne à Mr le chancelier, mr de Pralin, Mr de Choiseuil, Mr Bertin lors que le Conseil finissait que le parlement n'avait aucun droit sur les livres n'y sur les auteurs lors que le livre était imprimé en païs étranger, et que l'auteur niait l'ouvrage, qu'on n'avait qu'à l'empêcher d'entrer mais qu'on ne pouvait que cela.
Je ne doutes pas que sans ce maudit chapitre toute la noblesse de France et le ministère ne vous eût mis sur le pinacle pour avoir fait l'histoire du parlement. Estceque vous ne pouvez pas le changer, ce chapitre? Ne pouriez vous pas m'en envoier un exemplaire par Mr Lefevre? Apropos Mon cher ami ne le nommez pas par son nom dans vos lettres. J'en ai une de la poste où vous le nommez. Vous le perderiez et c'est peut être un des hommes du royaume qui vous est le plus utile.
Je suis très sûr que le parlement ne fera rien. Mais changeons ce chapitre car il n'y a pas encor trante exemplaire dans Paris. Croiez que les gens de lettre ont été ceux qui en ont eu plus de chagrin. En général ce livre est peutêtre un de ceux qui vous fera le plus d'honneur. Il faut enlever la tache. On trouve que ce chapitre n'est pas fait pour être dans un livre aussi estimable que celui là, que c'est une satire continuelle et que vous y attaquez trop de gens. Pardonnez moi si je vous dis cela, il faut que vous le sachiez, il n'y a que le grand intéres et l'amitié qui puisse vous avertir.
Nous disons que le livre a été imprimé en Angleterre par ce que Marc Michel voiant que son édition ne pouvoit entrer à Paris l'a versé toute entière à Londre, que les gens qui revienent d'Engletaire en raporte, qu'il n'y en a que là. A l'éguard du parlement il est fâché, mais il n'osera rien faire, soiez en très sûr. Si le livre devient plus comun peut être le brûlera t'il. C'est un fort peti malheur dont j'espère que vous ne vous soussiez guère.
Loin d'avoir peur actuelement je crois Mon cher ami que ce serait le moment de venir à Paris. Voiez, tâtez vous. J'ai enguagé un homme qui ne veut pas encor que je vous le nome, d'enguager Mme du Bary de parler de vous au roy en lui disant qu'elle a fort envie de vous voir. Nous verons ce que le roy répondra. Il ne faut pas que Mr de Choiseuil le sache. J'aurai la réponse dans huit jours au plus tard. Si cette réponce est favorable, aiant cette femme auprès du roy pour vous, et les Choiseuil vous aimant, je crois qu'il n'y a pas à balancer.
Tablez premièrement que la cour, la ville et le palais sont intimement persuadés que vous êtes l'auteur de l'histoire du parlement, que la cour et la ville en sont fort aises, que le palais en est fâché, c'est à dire le parlement, car le reste de la robe en est enchantée. Mais tout le monde voudrait arracher ce maudit chapitre avec les dants. Je ne doute pas même qu'il n'y ait des gens qui vous apportent leur exemplaire pour en faire remettre un autre.
Vous n'avez pas d'idée combien la cour et la ville désireraient que vous envoiassiez un désistement de cet ouvrage. Mr de Pralin le dit dix fois aux anges, Mr de Sartine et Mr Bertin me le firent dire. Tout le monde était intimement persuadé qu'il était de vous, et voulait vous mettre à couver. On se disait, il est de lui comme l'histoire de Louis 14, mais il faut dire qu'il n'en est pas. Quand on est porté comme cela par le public il n'y a jamais rien à craindre.
Je serai en état de vous mender dans huit jours la réponse du Roy. Je l'appellerai Mr de Vime, Mme du Bari Mme le Long, vous Mr Talon, et Mr de Choiseuille mon beau frère. Retennez bien cela Mon cher ami je vous prie. Quand nous aurons cette réponce Consultez vous bien. Je ne vous Conseille rien, je vous mets au fait de tout, en vous mettand bien la bride sur le col. Le public a un grand désir de vous voir, et la crême de ce public en sera enchantée. Faites ce qu'il vous plaira, ce qui me divertit c'est que votre solitude sera un peu secouée et je n'en serai pas fâchée. J'oubliais de vous dire que si vous venez il faut dire que ce n'est que pour trois mois. Je vous offre mon appartement qui est très comode. Il faut que vous le preniez, vous trouverez un ménage tout monté. Commes vous recevrez toute la France il faut que vous soiez dessament.
J'aurai pour moi un cabinet au premier avec un très petit entichambre où je me tiendrai quand je ne serai pas chez vous, et j'ai une chambre au second où je coucherai et une autre petite sans cheminée pour ma femme de chambre. Il faudra meubler cela. J'ai fait le comte en tapissant de papier avec des baguettes. Un lit, les glaces sur la cheminée, comode, siège, enfin tout ce qu'il faut, cela coûtera 2400lt. La chambre à coucher était meublée du tant de Mme du Puits, mais comme vous ne m'avez jamais randu une réponce positive, et que j'ai eu un terrible besoin d'argeant, je me suis deffait du peu de meuble qu'il y avait quand elle est partie, tant en louage qu'en achat.
Il faut pendand quel que temps que nous aions l'air de n'être pas fort bien établie. Il est tout simple que je vous offre mon appartement pour trois mois, d'autant que je ne serai point mal. Ensuite si vous louez une maison de campagne nous pourons rester comme cela trois ou quatre mois de l'hyver, car il faut toujours passer ce temps là à Paris, ou bien vous éprouverez dans toutes les campagnes les mêmes inconvénians qu'à Fernex. Si vous n'êtes pas contant de tout cela Mon cher ami nous nous en retournerons à Fernex. Le cabinet d'embas que je me destine n'a jamais été meublé. Je comtais en faire une salle à manger, mais comme on peut manger dans mon entichambre, j'ai toujours réservé cette pièce ou pour la louer, ou pour l'habbiter encas que vous acceptassiez ma maison. Je vous prie si vous venez, de me donner une réponce positive sur tout ce que je vous mende, par ce qu'il faudra que je fasse meubler ce cabinet d'embas et la chambre du second où je dois coucher.
Je n'ai montré les trois lettres que vous m'avez écrites sur Laharpe qu'à Mr Dargental et à mon neveu, comme vous me l'aviez recommendé. Quand vous viendrez à Paris vous verez que cela est suffisant. Je n'ai pas vu Laharpe quatre fois depuis que je suis ici. Comme vous m'avez dit sans cesse que s'était lui qui était cose de notre séparation, que je n'y ai rien compris et que je n'y comprands rien encor, tout cela m'a fait une telle imprescion que je l'ai prié de ne me pas voir.
Il est revenu cependant il y a huit jours de la Campagne pour prier Mr Dargental et moi de venir de dimanche en huit à Orrangi, pour voir représanter les Guebres. J'étois Comme madame de St Julien fort embarassée de ma personne, mais Mr Dargental a accepté et veut que j'y aille avec lui. Je me suis hasardée dans l'espoir que le ministre prendrait bien la chose. Nous vous dirons l'effet qu'elle fera au théâtre. Je ne doute pas qu'il ne soit très bon si la pièce est bien jouée car il faut qu'une pièce soit au théâtre pour être jugée.
Adieu, Mon cher ami, je tombe de lassitude. Souvenez vous bien qu'il faudra que vous accordiez Mme du Bary avec Mr de Choiseuil. Si vous venez àbout de cela on poura dire que vous êtes un grand courtisan. Je ne sçaurais quiter ce papier. Consultez vous bien quand vous aurez la réponce de Mr de Vime et de Mme le Long et soiez sûr qu'il n'y a rien que je ne fasse pour tâcher de vous rendre heureux, et pour vous prouver combien mes sentimens pour vous sont tendres et inviolables.