1769-08-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Je reçois dans ce moment vôtre Lettre du 10 aoust par mr Des Franges, ma chère amie.
Elle est curieuse. D'abord je vous envoie par mr Lefevre la seconde édition d'un livre qui parait dans les païs étrangers. Vous ne recevrez par ce courier que le second volume pour ne pas faire un trop gros paquet. Il y en a encor d'autres éditions, mais elles ne sont pas parvenues jusqu'à moi.

Il y a quelques jours que j'envoiai par mr de la Sourdiere à Madame la présidente une petite édition fort jolie du siècle de Louïs 14 et de Louïs 15, dans laquelle on avoit insèré de petits papiers qui indiquaient les endroits les plus agréables pour son notaire et pour mr de la Sourdiere lui même. Peut être n'y aura t-on pas fait beaucoup d'attention, mais on ne me saura pas mauvais gré.

Venons au fait actuellement. Je suis bien vieux et bien faible; je ne suis pas fait pour habiter auprès de Gonesse, à moins que je n'y vécusse dans la plus profonde solitude. Je touche à ma soixante et seizième année, tout fracas me tueroit en trois jours. Si j'allois auprès de Gonesse ce ne seroit que pour vous voir et pour y être ignoré.

Je dis plus que jamais, vanité des vanités, et tout n'est que vanité. Cependant j'aurois la vanité de souhaitter que les Guebres réussissent. Je suis persuadé qu'ils seront très bien joués par Laharpe. Vous faittes très bien d'y aller, et je ne veux pas qu'il croie jamais que je me plaigne de lui. J'oublie entièrement les choses auxquelles il n'y a point de remêde. Ce seroit pour moi une chose essentielle que cette Tragédie réussit; j'en suis le parain, j'ai aidé l'auteur, je m'y intéresse comme si je l'avois faitte. Mais quand on la joueroit actuellement sur le théâtre de Paris, je ne pourois venir la voir, quelque envie que j'aie de vous embrasser. Nonseulement il me faut du tems pour racommoder un peu ma machine, mais la crise où je suis avec les agens de mr de Virtemberg, ne me permet guères de m'écarter avant le mois de novembre; je ne crois pas d'ailleurs qu'avant ce tems là il faille faire la moindre tentative pour les affaires que je puis avoir avec le notaire Wim. Il seroit bon sans doute de mènager les bonnes intentions de made la présidente le Long. Je dois absolument ignorer si elle est bien ou mal avec vôtre beaufrère. Mon âge et mon éloignement me mettent à couvert de toutes ces tracasseries de famille.

La conduite de mr et de made Binet ne me paroit pas adroite, mais je le crois riche et audessus de ses affaires.

Pour moi, tout ce que je puis dire pour le moment présent c'est que je dois envisager une mort prochaine, et qu'il faut que je vous embrasse avant de sortir de ce monde. Encor une fois, attendons jusqu'au mois de novembre. Si je suis assez heureux pour être en état de venir passer trois mois avec vous, et vous amener ensuite à vôtre campagne, je voudrois absolument ne prendre que l'apartement de made Dupuits; j'y serois très bien, je n'irois souper chez qui que ce soit, je ne sortirois point; nous donnerions à souper chez nous à nos amis trois ou quatre fois par semaine, après quoi vous viendriez voir vôtre château et vôtre Châtelard, qui consolent bien de toutes les amertumes de la vie, et qui font oublier toutes les illustres misères de ce monde.

Adieu, ma chère amie, vous êtes ma consolation et mon espèrance.