1769-04-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Perrachon arriva il y a quelques jours, ma chère nièce, et je reçus tous vos paquets.
Il y avait une Lettre de mr D'Argental qui demandait une réponse prompte. Je lui écrivis sur le champ. J'ai été encor bien malade depuis. Enfin, je n'ai pu vous écrire qu'aujourd'hui.

Je vous dirai d'abord que je ne crois pas devoir faire aucune démarche avant que l'affaire des deux frères soit faitte ou manquée. J'ai prié Mr D'Argental de m'envoier sur le champ le mémoire des deux frères auxquels j'ai fait des additions et des corrections assez importantes. Dès que je les aurais fait porter sur le manuscrit qu'on me renverra je le ferai repartir sur le champ. Dans quelque saison que ce procez soit jugé il ne m'importe; il me suffira même de trois ou quatre audiances, et pourvu qu'elles me soient accordées, fût-ce dans la chambre des vacations, tout me sera bon. Ce procez est de nature qu'il est gagné s'il est plaidé; et il en peut résulter des choses très agréables et très utiles.

Je ne sais si vous avez entendu parler d'un singulier procez qu'un prêtre dévot a fait à Mr De La Borde, premier valet de chambre du Roi, et à toute sa famille. La Borde prétend que son père en est mort de chagrin. Mais comme il avait quatre vingt quatre ans, il est à croire que le chagrin y a eu moins de part que la vieillesse. Cette affaire très désagréable a beaucoup nui à Pandore. Je ne sais pourquoi il ne songe à donner cette belle fête à Made la Dauphine. Celà coûterait quelque argent, mais dumoins cet argent ne sort pas du roiaume. On paie tous les ans quatre millions cinq cent mille livres aux genevois, et des annates au pape; c'est là un argent qui ne revient plus.

On m'écrit de Versailles de très mauvaises nouvelles sur la caisse d'escompte. J'avais lieu de croire que c'était le meilleur éffet de l'Europe; nous nous étions trompés de même sur Bernard; il ne faut compter sur rien.

Ferney commence à être beau, quoiqu'il y ait encor beaucoup de neige sur le mont Jura. Il est vrai que cette solitude est charmante l'été; mais elles est horrible et mortelle l'hiver. Je ne sais pas encor quel parti je prendrai. Les deux frères me décideront. Je ne veux m'adresser d'icy à ce tems là ni au notaire, ni à Binet, ni à Lasourdiere, ni à personne. Je pense même qu'un jour je pourai faire mon affaire tout seul quand je voudrai. Nous raisonnerons de tout celà à loisir. Il faut d'abord que je cherche à rafermir un peu ma santé qui est bien délabrée. Si je n'en peux venir à bout tout est dit, il n'y a plus ni soins, ni crainte, ni espérance.

Vous savez que j'avais joué le Pape aux trois dés, j'avais amené Stopani, et je le croiais Pape; je me suis trompé sur celà comme sur le reste. Je ne me trompe point en vous annonçant que Versoi ne va pas trop vite. Si on continue du même train, la ville ne sera bâtie que dans quatre générations. Le Chatelard va mieux car je m'en mêle. J'ai la petite vanité de croire que je vais vite en besogne, témoin le mémoire des deux frères qui fut fait en moins de quinze jours, et les épitres qui n'en ont jamais conté que deux ou trois. Mais après ces éfforts il faut se reposer longtems.

Vous aurez dans un mois made Cramer femme de Gabriel; elle court à Strasbourg, de Strasbourg à Paris, de Paris à Prégny. Pour moi, mon plus grand voiage est au Chatelard, encor n'y vais-je que très rârement.

Adieu, je me flatte que vous vous portez très bien ce printems. Mais mandez moi donc quel projet de courir vous aviez. Aimez un peu ce pauvre vieux solitaire.

V.

La petite caisse que vous avez demandée est partie hier par la diligence de Lyon, à vôtre adresse.