3e avril 1769
Vous avez dû recevoir, ma chère nièce, trois pièces de vers inutiles, et quatre médailles plus inutiles encor; car ce mot d'inutile convient beaucoup à tout ce qui se fait dans ce monde.
Je compte parmi ces inutilités mon remerciement à Mr De st Lambert que vous ne connaissiez pas, et la canonisation de st Cucufin qui m'est enfin venue de Hollande, et que je vous ai envoiée par mr De La Borde, premier valet de chambre du Roi. A l'égard des quatre médaillons en argent ils doivent vous être parvenus par mr Janel.
Vous m'avez parlé souvent d'une Lettre instructive que vous me destiniez, et que vous deviez me faire tenir par un voiageur, mais je ne sais qui est ce voiageur, et je n'ai pas reçu cette Lettre. Il faut aparemment qu'il ne soit point encor parti.
Vous ignorez sans doutte que dans la foule épouvantable des sottises qu'on imprime tous les jours à Paris avec aprobation et privilège du Roi La veuve Duchesne au temple de goût, rue st Jaques, a donné la France littéraire en deux volumes. C'est un livre qui peut être de bibliothèque, parce que c'est une notice de toutes les académies du Roiaume, de tous les auteurs vivants, par ordre alphabétique, et de tous leurs ouvrages. Mon article est très long. Il a été probablement rédigé par Fréron ou par quelque homme de cette trempe. On m'y fait auteur du Catécumêne, un des libelles les plus criminels qu'on ait jamais composés, et dont vous et moi connaissons l'écrivain. On m'y impute un détestable livre de Hollande intitulé Tableau philosophique du genre humain, et quantité d'autres brochures infâmes.
Si je laissais subsister ce monument d'impostures je paraitrais l'avoir aprouvé, je m'avouerais moi même coupable, et je donnerais aux fanatiques les armes les plus terribles contre moi. J'étais dans mon onzième accez de fièvre entre la vie et la mort lorsque la Veuve Duchêne m'envoia ces deux volumes n'y entendant point finesse, et ne sachant même ce dont il s'agit. C'est ainsi qu'en usent la pluspart de vos libraires de Paris qui commandent un livre à des barbouilleurs mercénaires, et qui font travaillers leurs nègres à leurs manufactures; c'est le plus grand avilissement de l'esprit humain.
Les srs Christin, Wagnière et Bigex, s'amusèrent à lire quelques articles de ce livre, et étant indignés des impostures dont il était plein, ils écrivirent la lettre la plus forte à la veuve Duchêne, et lui envoièrent un article tel qu'il doit être imprimé. Mais cette précaution sera inutile si vous n'engagez pas Monsieur d'Hornoi à passer sur le champ chez la veuve Duchêne, et à éxiger incontinent l'impression du carton dont on lui a envoié le modèle.
Les belles Lettres en France sont dans le plus grand oprobre, mais les libraires respectent une robe, et réellement vous me rendrez un très grand service
D'ailleurs, il est un peu de l'intérêt de la famille que le pauvre oncle ne soit pas éternellement vilipendé.
Les enfans me sont venus voir plusieurs fois pendant ma maladie, Joly y est venu une seule fois par amitié, et je me suis tiré d'affaire tout seul.
J'ai vu d'Hermenche qui retournait en Corse, et qui en est aussi mécontent que du siège de Calais. Et de quoi n'est-on pas mécontent? Je ne connais guères que le poëme des quatre saisons qui ait mérité le suffrage des connaisseurs. Voilà la seule chose à mon gré, qui nous sauve de la décadence générale. Il y a sans doute beaucoup d'esprit à Paris, mais celà est répandu comme de la petit monoie, et il n'y a pas une seule grande fortune. Je suis persuadé que vous avez choisi une société parmi ceux qui sont les plus riches.
J'écris une longue Lettre à madame Du Deffant, sa grand-maman n'y est pas oubliée. Vous pourez lui en demander communication quand vous la verrez.
Je ne vous parle point du procez que nous fait Choudens, nous nous déffendrons de nôtre mieux.
Comme j'allais fermer ma Lettre, je reçois la vôtre du 26 mars. Vous m'aprenez que c'est Perrachon par qui vous me mandez des choses que j'ignore. Vraiment, vous avez choisi là un plaisant commissionaire. Il ne reviendra probablement pas dans le païs, il craint d'y retrouver Dupuits. Si vôtre Lettre contient des choses secrettes j'en suis très affligé. Tâchez de me mettre au fait avec vos précautions ordinaires.
Si la caisse d'escompte fait banqueroute je perds le seul éffet dont je pouvais disposer.
Ce que vous me mandez de vôtre aversion pour Paris dérange toutes mes idées. Il serait nécessaire que je vécusse encor un peu pour arranger mes affaires; mais je ne dois pas compter sur une longue vie.
Voicy le billet que vous me demandez pour mr De Laleu. Je vous embrasse avec le peu de forces qui me restent, et très tendrement.
N'oubliez pas, je vous prie, d'engager d'Hornoi à passer chez la veuve Duchêne.