17e avril 1769
Je reçois, ma chère nièce, vôtre Lettre du 7 avril.
Je suis bien aise que mr De Lezeau vous ait tenu parole pour le passé. Mais il vous doit je crois actuellement deux années, ou une aumoins, en son propre et privé nom; c'est ce que vous pourez aisément vérifier. J'espère que vous ne serez pas moins contente de mr De Richelieu. Je veux que vous soiez heureuse quand j'ai renoncé à l'être. J'ai encor une petite fièvre toutes les nuits, qui est peut être plus dangereuse que les onze ou douze accez violents que j'ai éssuiés. Je n'ai fait aucune difficulté de communier dans mon lit lorsque j'étais en danger. Il y a une très grande différence entre nos philosophes se portant bien qui dédaignent dans Paris une cérémonie inutile et un vieillard malade qui est malheureusement célêbre, qui doit ne pas révolter les barbares dont il est environné, qui est forcé d'imposer silence à un Evêque ultramontain, fanatique et persécuteur, qui doit surtout éviter un scandale désagréable pour sa famille, et pour l'académie française dont il est membre. J'ai donné même un éxemple que tout bon citoien suivra peut être. J'ai déclaré que je voulais mourir et que j'avais toujours vécu dans la religion de mon Roi et de ma patrie, laquelle fait partie des loïx de l'état. C'est la déclaration d'un honnête homme; elle fait taire le fanatisme, et ne peut irriter la philosophie. Je trouve Boindin très ridicule de n'avoir point voulu se soumettre au loix de son païs. Qu'a t-il gagné par cette opiniâtreté? Il a fait de la peine à sa famille, et il a été jetté à la voirie.
Je présume que je pourai vivre encor jusqu'à l'hiver prochain. Vous trouverez alors le Chatelard bien bâti et la terre dans le meilleur état possible.
Ma maladie m'a mis absoluement hors d'état de travailler. Je me fais lire; je vois mes ouvriers quand le tems le permet; je me couche à dix heures précises, je ménage ainsi le peu de forces qui me restent.
On ne sait ce qu'est devenu Perrachon. Vôtre Lettre est probablement perdue. Vous pouriez aisément me mander ce qu'elle contenait, et me l'envoier par mr Lefevre.
J'avoue que c'aurait été une consolation pour moi, et en même tems un grand amusement, si vous aviez pu faire réussir l'affaire de La Touche cette année. Peut être en viendrez vous à bout; personne n'en est plus capable que vous.
J'ignore le projet dont vous me parliez dans vôtre dernière Lettre. Je suis tout dérouté quand vous me dites que vous n'aimez pas Paris. Vous avançâtes vôtre voiage de trois jours pour revoir vos parents, vos amis, les spectacles, et pour jouïr de tout ce que la capitale peut avoir d'agréments, tandis que j'ai vécu dans une espèce de prison pendant une année entière. La solitude de la campagne est faitte pour moi, pour ma situation, et pour ma mauvaise santé qui éxige la retraitte. Mais vous êtes encor d'un âge à goûter tous les plaisirs de la société. La vie que je mêne serait un suplice pour vous. Enfin, je ne puis concevoir le dégoût que Paris semble vous inspirer. Je ne puis le regarder que comme un dégoût passager qui s'évanouira bientôt. Ouvrez moi vôtre cœur, parlez moi avec confiance; soiez très sûre que je partage vos plaisirs et vos peines. J'imagine que vous pouriez louer l'apartement qu'occupait chez vous made Dupuits, à quelque homme de Lettres, dont la société serait pour vous un agrément de plus. C'est peut être ce que vous auriez de mieux à faire.
J'ignore toutes les nouvelles. La gazette de Berne prétend que mr De La Borde est éxilé, et je n'en crois rien. C'est un homme trop sage pour s'être attiré cette disgrâce. Mais je crains beaucoup pour ses actions de la caisse d'Escompte. Je crois vous avoir dit que j'ai entre ses mains prèsque le seul bien libre qui me restait. S'il lui arrivait un malheur j'en serais la première victime, et je serais bien embarassé pour assurer quelque chose à vôtre neveu d'Hornoy par son contract de mariage. Nos affaires avec le Duc de Virtemberg sont dans la plus grande sécurité; mais tout ne sera arrangé que dans trois mois. Il me semble que je vous en ai aussi informée.
L'autre La Borde, premier valet de chambre du Roi, m'inquiète un peu. Vous ne m'accusez point la réception d'un paquet que je lui ai envoié pour vous il y a trois semaines. Je ne reçois de lui aucune nouvelle. Il parait ne plus songer à Pandore, c'était pourtant une belle fête à donner à la Dauphine.
On fait trois nouvelles éditions du Siècle de Louis 14 à Leipsick, à Lausanne, et dans la ville d'Avignon. Celui qui a frapé ma médaille s'appelle Wachter, il est sujet de l'Electeur palatin.
J'ai répondu à tous les article de vôtre [lettre]. Il est inutile à présent que mr d'Hornoy passe chez la veuve Duchesne, elle a entièrement réparé sa faute. Renvoiez moi, je vous prie, le petit billet pour Laleu afin que tout soit en règle. Je mets un ordre très éxact dans toutes mes affaires. Mon âge et ma mauvaise santé l'éxigent. Je vous embrasse avec la plus tendre amitié.
V.