1769-06-07, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Samuel Du Pont de Nemours.

Monsieur,

Vous donnez à Monsieur De st Lambert les éloges qu'il a droit d'attendre d'un vrai citoien, et d'un écrivain tel que vous.

Vous ne ressemblez pas à celui qui fournit des nouvelles de Paris à la gazette suisse et qui en dernier lieu parmi une foule d'erreurs injurieuses au gouvernement, à la réputation des particuliers et à l'honneur des Lettres, a mandé que le poëme français des Saisons est inférieur au poëme anglais de Thompson; s'il m'apartenait de décider, je donnerais sans difficulté la préférence à Mr de st Lambert. Il me parait nonseulement plus agréable, mais plus utile. L'Anglais décrit les saisons, et le Français dit ce qu'il faut faire dans chacune d'elles. Ses tableaux m'ont paru plus touchants et plus riants. Je compte encor pour beaucoup la difficulté de rime surmontée. Les vers blancs sont si aisés à faire qu'à peine ce genre a t-il du mérite. L'auteur alors, pour se sauver de la médiocrité et de la langueur prosaïque, est obligé d'emploier souvent des idées et des expressions gigantesques, par lesquelles il croit supléer à l'harmonie qui lui manque.

Despréaux recommandait dans le grand siècle des arts qu'on polit un écrit

Qui dit sans s'avilir les plus petites choses,
Fit des plus secs chardons des œillets & des roses;
Et sçut même aux discours de la rusticité
Donner de l'élégance et de la dignité.

Je pense que Mr de st Lambert a pleinement éxécuté ce précepte. Peut-on exprimer avec plus de justesse et de noblesse à la fois l'action du laboureur?

Et le soc enfoncé dans un terrain docile
Sous ses robustes mains ouvre un sillon fertile.
etc.

Voiez comme il peint auprès de ses brebis et de son chien

La naïve bergère assise au coin d'un bois
Et roulant le fuseau qui tourne sous ses doigts.

Comme toutes ces peintures si vraies et si riantes sont encor relevées par la comparaison des travaux champêtres avec le luxe et l'oisiveté des villes!

Tandis que sous un dais la molesse assoupie
Traine les longs moments d'une inutile vie.

Thompson, que d'ailleurs j'estime beaucoup, a t-il rien de comparable?

Je ne sais même s'il est possible qu'un habitant du nord puisse jamais chanter les saisons aussi bien qu'un homme né dans des climats plus heureux. Le sujet manque à un Ecossais tel que Thompson. Il n'a pas la même nature à peindre. La vendange chantée par Théocrite, par Virgile, origine joieuse des premières fêtes, et même des premiers spectacles, est inconnue aux habitans du cinquante-quatrième degré. Ils cueillent tristement de misérables pommes sans goût et sans saveur, tandis que nous voions sous nos fenêtres cent filles et cent garçons danser autour des chars qu'ils ont chargés de raisins délicieux. Aussi Thompson n'a pas osé toucher à ce sujet, dont Mr De st Lambert a fait de si agréables peintures.

Un grand avantage de nôtre poëte philosophe c'est d'avoir moins parlé aux simples cultivateurs qu'aux seigneurs des terres qui vivent dans leurs domaines, qui peuvent enrichir leurs vassaux, encourager leurs mariages, et être heureux du bonheur d'autrui loin de l'insolente rapacité des opresseurs; il s'élêve contre ces opresseurs avec une liberté et un courage respectables.

Je sais bien qu'il y a des âmes aussi basses que jalouses, qui pouront me reprocher de rendre à Mr de st Lambert éloges pour éloges, et de faire avec lui trafic d'amour propre. Je leur déclare que je ne saurais l'en estimer moins, quoi qu'il m'ait loué. Je crois me connaître en vers mieux qu'eux; je suis sûr d'être plus juste qu'eux. Je raie les louanges qu'il a daigné me donner, et je n'en vois que mieux son mérite.

Je regarde son ouvrage comme une réparation d'honneur que le siècle présent fait au grand siècle passé pour la vogue donnée pendant quelque tems à tant d'écrits barbares, à tant de paradoxes absurdes, à tant de sistêmes impertinents, à ces romans politiques, à ces prétendus romans moraux, dont la grossièreté, l'insolence et le ridicule, étaient la seule morale, et qui seront bientôt oubliés pour jamais.

Permettez moi, Monsieur, de vous parler àprésent de la réflexion que vous faittes sur les chaumières des laboureurs, sur ces cabanes, sur ces asiles du pauvre. Vous condamnez ces expressions dans le poëme des saisons que vous estimez d'ailleurs autant que moi.

Vous dites avec très grande raison qu'une cabane ne peut pas être le logement d'un agriculteur considérable; qu'il lui faut des écuries commodes, des étables faites avec soin, des granges vastes et solides, des laiteries voûtées et fraîches etc.

Oui, sans doute, Monsieur, et personne n'est entré mieux que vous dans le détail de l'exploitation rurale. Personne n'a mieux fait sentir combien un laboureur doit être cher à l'état. J'ai l'honneur d'être laboureur, et je vous remercie du bien que vous dites de nous. Mais puisqu'il s'agit icy de fermiers, comparez je vous prie les hôtels des fermiers généraux du bail de 1725 avec les logements de nos fermiers de campagne, et vous verrez que les termes de chaumière, de cabane, ne sont que trop convenables. Les logements des plus gros laboureurs en Picardie et dans d'autres provinces ont des toits de chaume.

Rien n'est plus beau à mon gré qu'une vaste maison rustique, dans laquelle entrent et sortent par quatre grandes portes cochères des chariots chargés de toutes les dépouilles de la campagne. Les colonnes de chêne qui soutiennent toute la charpente sont placées à des distances égales sur des socles de roche, de longues écuries règnent à droite et à gauche. Cinquante vaches proprement tenues occupent un côté avec leurs génisses; les chevaux et les bœufs sont de l'autre. Leur pâture tombe dans leurs crèches du haut des greniers immenses. Les granges où l'on bat les grains sont au milieu, et vous savez que tous les animaux logés chacun à leur place dans ce grand édifice, sentent très bien que le fourage, l'avoine qu'ils renferment leur apartiennent de droit.

Au midi de ces beaux monuments d'agriculture, sont les bassecours et les bergeries. Au nord sont les pressoirs, les celliers, la fruiterie, au levant les logements du régisseur et de trente domestiques, au couchant s'étendent les grandes prairies pâturées et engraissées par tous ces animaux compagnons du travail de l'homme.

Les arbres du verger chargés de fruits à noiaux et à pepins, sont encor une autre richesse. Quatre ou cinq cent ruches sont établies auprès d'un petit ruisseau qui arrose ce verger. Les abeilles donnent au possesseur une récolte considérable de miel et de cire sans qu'il s'embarasse de toutes les fables qu'on a débitées sur ce peuple industrieux, sans rechercher très vainement si cette nation vit sous les loix d'une prétendue Reine qui se fait faire soixante à quatrevingt mille enfans par ses sujets.

Il [y] a des allées de mûriers à perte de vue dont les feuilles nourrissent ces vers prétieux qui ne sont pas moint utiles que les abeilles.

Une partie de cette vaste enceinte est fermée par un rempart impénétrable d'aubépine, proprement taillée, qui réjouit l'odorat et la vue.

La cour et les bassecours ont d'assez hautes murailles.

Telle doit être une bonne métairie, il en est quelques unes dans ce goût vers les frontières que j'habite, et je vous avouerai même sans vanité que la mienne ressemble en quelque chose à celles que je viens de vous dépeindre: mais de bonne foi en est il beaucoup de pareilles en France?

Vous savez bien que le nombre des pauvres laboureurs et des métayers qui ne connaissent que la petite culture, surpasse des deux tiers aumoins le nombre des laboureurs riches que la grande culture occupe.

J'ai dans mon voisinage des camarades qui fatiguent un terrain ingrat avec quatre bœufs, et qui n'ont que deux vaches. Il y en a dans toutes les provinces qui ne sont pas plus riches. Soiez très sur que leurs maisons et leurs granges sont de véritables chaumières où habite la pauvreté. Il est impossible qu'au bout de l'année ils aient de quoi réparer leurs misérables asiles. Car après avoir paié tous les impôts, il faut qu'ils donnent encor à leurs curés la dixme du produit clair et net de leurs champs; et ce qui est appellé dixme très improprement, est réellement le quart de ce que la culture a coûté à ces infortunés.

Cependant, quand un païsan trouve un seigneur qui le met en état d'avoir quatre bœufs et deux vaches il croit avoir fait une grande fortune. En éffet, il a de quoi vivre, et rien au delà; c'est beaucoup pour lui et pour sa famille, et cette famille connait encor la joie; elle chante dans les beaux jours et dans les tems de récolte.

Ne sachons donc point mauvais gré, Monsieur, à l'aimable auteur des saisons d'avoir parlé des chaumières de mes camarades les laboureurs. Il est certain qu'ils seraient tous plus à leur aise si les seigneurs habitaient leurs terres neuf mois de l'année comme en Angleterre. Nonseulement alors les possesseurs des grands domaines feraient quelquefois du bien par générosité à ceux qui souffrent, mais ils en feraient toujours par nécessité à ceux qu'ils feraient travailler. Quiconque emploie utilement les bras des hommes rend service à la patrie.

Je sais bien qu'il y a plus de deux cent mille âmes dans Paris qui s'embarassent fort peu de nos travaux champêtres. De jeunes dames soupant avec leurs amants au sortir de L'opéra comique, ne s'informent guères si la culture de la terre est en honneur, et beaucoup de bourgeois qui se croient de bonnes têtes dans leur quartier pensent que tout va bien dans l'univers, pourvu que les rentes sur l'hôtel de ville soient paiées. Ils ne songent pas que c'est nous qui les payons, et que c'est nous qui les faisons vivre.

Le gouvernment nous doit toute sa protection; c'est un crime de Lèze humanité de gêner nos travaux. C'en est un de nous condamner encor dans certains temps de l'année à une honteuse et funeste oisiveté, deux, trois jours de suitte. On nous oblige de refuser après midy à la terre les soins qu'elle nous demande après que nous avons rendu le matin nos hommages au ciel; on encourage nos manœuvres à perdre leur raison et leur santé dans un cabaret, aulieu de mériter leur subsistance par un travail utile. Cet horrible abus a été réformé en partie; mais il ne l'a pas été assez. Eh qui peut réformer tout?

Est quadam prodire tenus si non datur ultra.

Je n'en dirai pas d'avantage, Monsieur, sur des sujets que vous et vos associés avez si bien aprofondis pour l'avantage du genre humain.

J'ai l'honneur d'être.