1775-03-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à Claude Bourgelat.

Mes maladies continuelles, monsieur, m'ont empêché de vous remercier plus tôt du mémoire utile, & digne de vous, que vous avez eu la bonté de m'envoyer.
Il y a quatre-vingt & un ans que je souffre & que je vois tout souffrir & mourir autour de moi. Tout faible que je suis, l'agriculture, est toujours mon occupation. J'étais étonné qu'avant vous les bêtes à cornes ne fussent que du ressort des bouchers, & que les chevaux n'eussent pour leurs Hippocrates, que des maréchaux-ferrants. Les vrais secours manquent dans les pays les plus policés. Vous avez seul mis fin à cet opprobre si pernicieux.

Les animaux, nos confrères, méritaient un peu plus de soin, surtout depuis que le seigneur fit un pacte avec eux, immédiatement après le déluge. Nous les traitons, malgré ce pacte, avec presque autant d'inhumanité que les Russes, les Polonais & les moines de Franche-Comté traitent leurs paysans, & que les commis des fermes traitent ceux qui vont acheter une poignée de sel ailleurs que chez eux.

Je voudrais qu'on cherchât des préservatifs contre les maladies contagieuses de nos bestiaux, dans le temps qu'ils sont en bonne santé, afin de les essayer quand ils sont malades. On pourrait alors, sur une centaine de bœufs attaqués, éprouver une douzaine de remèdes différents, & on pourrait raisonnablement espérer que de ces remèdes il y en aurait quelques uns qui réussiraient.

Il y a, dans le moment présent une maladie contagieuse en Savoie, à une lieue de chez moi. Mon préservatif est de n'avoir aucune communication avec les pestiférés, de tenir mes bœufs dans la plus grande propreté, dans de vastes écuries bien aérées, & de leur donner des nourritures saines.

La dureté du climat que j'habite entre quarante lieues de montagnes glacées d'un côté, & le mont Jura de l'autre, m'a obligé de prendre moi même des précautions qu'on n'a point en Sibérie. Je me prive de la communication avec l'air extérieur pendant six mois de l'année. Je brûle des parfums dans ma maison & dans mes écuries; je me fais un climat particulier, & c'est par là que je suis parvenu à une assez grande vieillesse, malgré le tempérament le plus faible & les assauts réitérés de la nature.

Le grand malheur des paysans est d'être imbéciles, & un autre malheur est d'être trop négligés: on ne songe à eux que quand la peste les dévaste, eux & leurs troupeaux. Mais pourvu qu'il y ait de jolies filles d'opéra à Paris, tout va bien. Je vous serai très obligé, monsieur, de vouloir bien me continuer vos bontés, quand vous communiquerez au public des connaissances dont il pourra profiter.