Genève, 1 septembre [1777]
… Nous avons été ces jours-ci chez le philosophe de Ferney.
Mad. Denis, sa nièce, nous a très bien accueillis, mais elle n'a pu nous promettre de nous procurer une conversation avec son oncle. Elle a cependant bien voulu lui faire dire que des milords anglais souhaiteraient le saluer. Il s'est excusé sur sa santé, à l'ordinaire, & nous avons été obligés de nous conformer à l'étiquette qu'il a établie depuis quelque temps pour satisfaire notre curiosité; car son amour propre est très flatté de l'empressement du public. Mais cependant il ne veut pas perdre son temps en visites oiseuses, ou en pourparlers qui l'ennuieraient. A une heure indiquée il sort de son cabinet d'étude, & passe par son salon pour se rendre à la promenade. C'est là qu'on se tient sur son passage comme sur celui d'un souverain, pour le contempler un instant. Plusieurs carrossées entrèrent après nous, & il se forma une haie à travers de laquelle il s'avança en effet. Nous admirâmes son air droit & bien portant. Il avait un habit, veste & culotte de velours ciselé, & des bas blancs. Comme il savait d'avance que des milords avaient voulu le voir, il prit toute la compagnie pour anglaise, & il s'écria dans cette langue: Vous voyez un pauvre homme! Puis, parlant à l'oreille d'un petit enfant, il lui dit: Vous serez quelque jour un Marlboroug; pour moi je ne suis qu'un chien de Français.
Quant aux valets & autres personnes qui ne peuvent entrer dans le salon, ils se tiennent aux grilles du jardin; il y fait quelque tour pour eux. On se le montre, & l'on dit: le voilà! le voilà! C'est très plaisant….