1775-06-02, de Amélie Suard à Jean Baptiste Antoine Suard.

Mon cher ami,

J'ai enfin obtenu le but de mes désirs, et de mon voyage: j'ai vu m. De Voltaire, et je ne sais plus actuellement de quel nom je me servirai pour exprimer les sentiments qu'il m'inspire.
Le plus grand des hommes me semble encore le meilleur et le plus aimable. Le cœur me battait beaucoup plus quand je suis entrée chez lui, et malgré mon extrême envie de le voir, je me sentis comme soulagée quand on me dit qu'il était sorti avec made Denis, que nous avions d'abord demandée: Elle se présenta bientôt, et me reçut avec beaucoup de bonté. made  . . . qui est une bonne amie de m. De Voltaire et qui m'avait accompagnée, l'alla trouver dans son cabinet, et lui porter les lettres et les manuscrits de mes amis. Il vint bientôt; ‘Où est elle cette dame? où est elle? c'est une âme que je viens chercher! on me dit que c'est une âme que je dois toucher’; je lui dis que j'espérais qu'il voudrait bien que je l'approchasse bien près de la sienne, et je l'embrassai de tout mon cœur; je lui parlai d'abord de sa santé, de l'inquiétude qu'elle avait donnée à ses amis. Il me dit là dessus ce qu'il dit à tout le monde, qu'il était mourant, que je venais dans un hôpital; mais je vous assure qu'il a la meilleure mine du monde; je m'attendais à voir une figure décrépite, une caricature, mais je vis une physionomie pleine de feu, de grâces et d'expression; en vérité je le trouve charmant; mais son ton, sa politesse sont encore au dessus. Il y avait une douzaine de personnes dans le salon, entre autres m. Poisser, médecin, qui se mit à ses côtés, et qui l'excéda de son bavardage, et de son eau dessalée. M. De Voltaire lui dit qu'il avait rendu un grand service à l'humanité; ‘Oh’, répondit il, ‘je lui en ai rendu encore un bien plus grand: je suis fait pour les découvertes. J'ai trouvé le moyen de conserver de la viande des années entières sans la saler’; il semblait qu'il fût venu à Ferney pour se faire admirer, et non pour rendre hommage à m. De Voltaire. Tout le monde en était impatienté, pour moi j'avais les oreilles tendues pour ne rien perdre de tout ce qui sortait de la bouche de ce grand homme qui dit mille choses charmantes, et j'allai me placer auprès de lui dès que la place fut libre; ne me demandez pas ce que je lui dis, j'étais dans l'ivresse; tout le monde et m. de Voltaire surtout parut en jouir. Il me dit que sûrement je voulais lui tourner la tête; il me parla de tous ses amis, de vous, du désir qu'il avait de vous voir, de sa reconnaissance pour vos bontés (c'est le mot dont il servit), de m. de Richelieu, combien sa conduite l'avait surpris et affligé. Il parla beaucoup de m: Turgot. ‘Il a’, dit il, ‘trois choses terribles contre lui, les financiers, les fripons et la goute’. Je dis qu'on pouvait opposer à cela ses vertus, son courage et l'estime du roi. ‘Mais, madame, on m'écrit que vous êtes de nos ennemis’; ‘Moi, monsieur, ah! quelle injustice! Il faudrait que je la fusse du bien public. Est ce parce que j'estime celui qui n'est pas de son avis sur l'exportation des grains?’ ‘Madame si vous entendez son livre cela vous fait bien de l'honneur, pour moi je voudrais qu'on me le traduisît. Monsieur N. est venu proposer des énigmes au public comme la reine de Saba en alla proposer autrefois au roi Salomon’. ‘Ce sont des énigmes monsieur dont on trouve le mot quand on veut bien le chercher’. Tous les amis de m. N. sont affligés ici de la manière libre dont il parle de son ouvrage; je suis désolée aussi qu'il n'en ait pas meilleure opinion. Il m'a priée en grâce de vouloir bien regarder sa maison comme la mienne, qu'il m'en suppliait, qu'il se trouvait le plus malheureux des hommes de ne pouvoir plus en faire les honneurs; je me suis bornée à lui demander la permission de venir passer souvent une heure à Ferney pour voir madame Denis, et je l'ai assuré que je m'en irai très satisfaite si je l'apercevais seulement de loin. Quoi que je fusse enchantée de le voir, je l'ai conjuré de se retirer, car il paraissait fatigué; je lui ai baisé les mains, galanterie qu'il m'a rendue avec sensibilité. Il a passé dans son cabinet, mais le moment d'après il est venu me chercher dans le jardin; je me suis longtemps promenée avec lui, et j'ai causé avec la plus grande liberté; je lui ai beaucoup parlé de l'espérance que nous avions eue de le voir à Paris, et de nos regrets. ‘Ah!’ lui ai je dit, ‘si vous pouviez être témoin des applaudissements, des acclamations qui s'élèvent aux assemblées de l'académie, quand on prononce votre nom, combien vous seriez touché, et combien vos amis seraient heureux de vous voir assister à votre gloire’. ‘J'y suis, j'y suis dans ce moment’, m'a t-il dit, ‘je jouis de tout cela avec vous, je ne regrette rien’. Enfin avant de me quitter il m'a dit qu'il ne remettrait qu'à moi les manuscrits que je lui avais remis: je lui répondis que j'aurais pris la liberté de lui imposer cette condition, s'il ne m'avait pas prévenue, et qu'il pouvait s'en reposer sur le vif sur l'ardent désir que j'avais de le revoir. Il ne voulait pas croire que je l'eusse quitté ainsi que mes amis pour le voir. Je lui protestai que les lettres que je lui avais remises le trompaient en tout excepté sur cela.