1775-06-12, de Amélie Suard à Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet.

Je reviens de Fernai, mon ami, où j'ai couché cette nuit.
J'ai déjà vu plusieurs fois mr de Voltaire, rien n'égale le transport, le ravissement, l'ivresse où m'a jetée la vue de ce grand homme. En entrant dans l'avenue de ce château qu'il habite le cœur me battait avec violence; je me sentais saisie de crainte, de respect, je redoutais de voir celui pour qui j'avais abandonné ce que j'ai de plus cher, celui que [j'ai] toujours compris dans le bonheur de ma vie de voir une fois. Toutes mes craintes se sont évanouies à l'aspect de cette divinité tutélaire de Fernai. Sa vue m'a étonnée autant que charmée. Il n'a de la vieillesse que le respect qu'elle inspire, elle ne me montrait que sa gloire, une vie toute chargée de bienfaits. J'imagine que ceux qui rendaient autrefois les oracles avaient quelque chose de ce caractère qui m'a frappée dans sa physionomie et qui a quelque chose de plus qu'humain, mais c'est une divinité plus aimable encore qu'imposante. J'ai osé lui dire, même dans les premiers moments, toute la tendresse, toute la véneration qu'il m'inspire. Il a bien voulu trouver aimable tout ce que me dictait l'ivresse où sa présence m'avait jetée. Un de ses amis m'a dit le lendemain que quoique rassasié d'hommages, il avait pourtant joui du mien, parce qu'il l'avait trouvé vrai. Après lui avoir beaucoup parlé de lui, j'ai pu enfin lui parler de nos amis communs. Vous êtes celui dont il m'a parlé avec le plus d'estime et de tendresse. Il dit que vous lui ressemblez par votre zèle pour la vérité et votre amour pour l'humanité. Il m'a fait votre portrait comme si toute sa vie il avait vécu avec vous. Il m'a donné à votre occasion un conseil bien cher, car en prouvant beaucoup d'estime pour vous, il montre aussi quelque intérêt pour moi; et puis, il ne me conseille que ce que je fais depuis longtemps: ‘Distinguez bien, madame, cet ami de tous les autres; préférez le à tous. C'est de toutes les âmes que je connais celle qui convient le plus à votre sensibilité et à votre raison’. Il vous trouve heureux, m'a t-il dit, de vivre avec moi, il se félicite bien de vous voir avec mr. Dalembert à la tête de nos académies, mais il voudrait que vous ne vous exposassiez ni l'un ni l'autre aux persécutions qu'il a éprouvées: il vit toujours dans la crainte du parlement et de ses arrêts; cela m'attriste pour sa tranquillité que je crois qu'on n'oserait troubler. J'ai été un peu scandalisée de la manière dont il m'a parlé de l'ouvrage de mr Necker. Je ne vous répéterai point ses expressions, cela vous ferait trop rire, méchant que vous êtes! On m'écrit de Paris que tous vos écrits sont toujours plus violents et que mr et mad. Necker sont fort contristés. C'est vous qu'il faut que j'accuse de tout cela et cependant je ne puis cesser de vous aimer tout cruel que vous êtes.

Tâchez d'être à Paris pour mon retour que je me voie entourée en arrivant de tout ce que j'aime. Le patriarche est au désespoir que vous ayez fait de Pascal un si grand homme: Nous sommes, dit il, de grands sots si mr de Condorcet a raison! Nous vous avons acheté une montre. Mr de Voltaire n'entendait pas trop cet article de votre lettre, il croyait la montre commandée; et quand je lui ai dit que vous le priez simplement de vous acheter une montre de sa petite colonie, il m'a dit que je ferais un meilleur commentateur que Grossius. Adieu mon ami, je vous embrasse bien tendrement.