aux Délices 5 mai [1759]
Que j'écrive de la main de notre ami Jean Louis ou de la mienne, cela est égal, ma chère nièce, pourvu que j'écrive.
Votre sœur n'a pas une santé bien brillante, et n'est pas à beaucoup près si ingambe que moi. Je suis devenu plus grand cultivateur et plus grand architecte que jamais. J'élève des colonnades et j'ai des charrues vernies: il ne me manque que de tremper mon blé dans de l'eau de lavande. Vous irez sans doute bientôt à Ornoi. Vous m'y préparerez, s'il vous plaît, les logis; car soyez très sûre que j'y viendrai radoter avant qu'il soit deux ans.
Vous me conseillez en attendant de faire une tragédie parce que le théâtre est purgé de petits maîtres. Moi faire une tragédie après ce que le grand Jean Jacques a écrit contre les spectacles! Gardez vous sur les yeux de votre tête de dire que je suis jamais homme à faire une tragédie. Non, je ne fais point de tragédie. Vous voudriez, n'est il pas vrai, une tragédie d'un goût nouveau, pleine de fracas, d'action, de spectacle, bien neuve, bien intéressante, bien singulière, féconde en sentiments, en situations, des mœurs vraies, et cependant nouvelles sur la scène? Vous n'aurez rien de tout cela. Gardez vous de croire que je fasse une tragédie. Assez d'autres en feront et suppléeront par l'action théâtrale que je leur ai tant recommandée, au génie que je leur recommande encore plus.
Monsieur le conseiller du grand conseil, je vous suis très obligé d'avoir rompu avec moi votre silence pythagorique. Vous n'êtes pas l'écrivain le plus fécond de nos jours, mais quand vous vous y mettez, vous écrivez très joliment; et vous avez par dessus madame de Fontaine le mérite de l'orthographe. J'espère que dans l'année 1760 nous recevrons encore de vous un petit mot qui nous fera grand plaisir.
Monsieur le Vitruve d'Ornoi, je ne vous conseille pas de faire à votre château un aussi maudit escalier que vous en avez fait à celui de Tourney. Nous verrons comment vous aurez ajusté les appartements de votre aile. Je n'oublierai point les offres que vous me faites d'être quelquefois à Paris mon ambassadeur auprès des puissances nommées banquiers, notaires, ou procureurs du parlement. Il faut que votre mousquetaire d'Aumart ait été blessé dans quelque bataille; c'est le plus déterminé boiteux que nous ayons dans la province: cependant il ne laisse pas de tuer en clopinant tous les renards et tous les cormorans qu'il rencontre.
Monsieur le capitaine de cavalerie, vous avez fait un cornette qui est le plus malheureux cornette du pays: non seulement il n'a point de route, mais je ne sais pas trop par quelle route il pourra se tirer des coquins qu'il a engagés pour servir l'état. Ce sont des gens très belliqueux, car ils jettent des pierres à tous les passants, comme faisait mon singe Luc. On a beau les mettre en prison, ils finiront par assassiner leur cher cornette sur le grand chemin.
Luc m'écrit, du 13 avril que cette campagne-ci sera plus meurtrière que les autres. Dieu veuille qu'il se trompe! Je crois que nous ne nous trompons pas en nous flattant que m. de Silhouette fera dans son ministère des choses plus utiles aux hommes que Luc n'en fera de dangereuses.
Adieu, ma chère nièce; les deux ermites vous embrassent de tout leur cœur.
Je me suis arrangé avec la république de Genève pour avoir une belle terrasse de trente toises de long. Cela n'est pas bien intéressant, mais c'est un grand embellissement à nos Délices où je voudrais bien vous revoir.