1758-02-19, de Denis Diderot à Voltaire [François Marie Arouet].

Je vous demande pardon, monsieur et cher maitre, de ne vous avoir pas répondu plutôt.
Quoique vous en pensiez, je ne suis que négligent. Vous dites donc qu'on en use avec nous d'une manière odieuse et vous avez raison. Vous croyez que j'en dois être indigné, et je le suis. Votre avis seroit que nous quittassions tout à fait l'encyclopédie, ou que nous allassions la continuer en païs étranger, ou que nous obtinssions justice et liberté dans celui ci. Voilà qui est à merveilles; mais le projet d'achever en païs étranger est une chimère. Ce sont les libraires qui ont traité avec nos collègues; les manuscripts qu'ils ont acquis ne nous apartiennent pas, et ils nous apartiendroient qu'au défaut des planches nous n'en ferions aucun usage. Abandonner l'ouvrage, c'est tourner le dos sur la brèche et faire ce que désirent les coquins qui nous persécutent. Si vous sçaviez avec quelle joye ils ont appris la désertion de d'Alembert, et toutes les manœuvres qu'ils employent pour l'empêcher de revenir! Il ne faut pas s'attendre qu'on nous fasse Justice des brigands aux quels on nous a abandonnés, et il ne nous convient guères de le demander. Ne sont ils pas en possession d'insulter qui il leur plait, sans que personne s'en offense? Et est ce à nous à nous plaindre, lors qu'ils nous associent dans leurs injures avec des hommes que nous ne vaudront jamais? Que faire donc? ce qui convient à des gens de courage: mépriser nos ennemis, les poursuivre, et profiter, comme nous avons fait, de l'Imbécilité de nos censeurs. Faut il que pour deux misérables brochures, nous oublions ce que nous nous devons à nous mêmes et au public? est il honnête de tromper l'espérance de quatre mille souscripteurs? et n'avons nous aucun engagement avec les libraires? si d'Alembert reprend et que nous finissions, ne sommes nous pas vengés? Ah, mon cher maître, où est le philosophe? où est celui qui se comparoit au voyageur du Boccalini? Les Cigales l'auront fait taire. Je ne sçais ce qui s'est passé dans sa tête, mais si le dessein de s'expatrier n'y est pas à côté de celui de quitter l'encyclopédie, il a fait une sotise. Le règne des mathématiques n'est plus. Le goût a changé. C'est celui de l'histoire naturelle et des lettres qui domine. D'Alembert ne se jettera pas à l'âge qu'il a dans l'étude de l'histoire naturelle, et il est bien difficile qu'il fasse un ouvrage de littérature qui réponde à la célébrité de son nom. Quelques articles d'encyclopédie l'auroient soutenu avec dignité pendant et après l'édition. Voilà ce qu'il n'a pas considéré, ce que personne n'osera peut être lui dire, et ce qu'il entendra de moi; car je suis fait pour dire la vérité à mes amis et quelquefois aux indifférents, ce qui est plus honnête que sage. Un autre se réjouiroit en secret de sa désertion, il y verroit de L'honneur, de l'argent et du repos à gagner. Pour moi, j'en suis désolé, et je ne négligerai rien pour le rammener. Voici le moment de lui montrer combien je lui suis attaché, et je ne me manquerai ni à moi même ni à lui. Mais pour dieu, ne me croisez pas. Je sçais tout ce que vous pouvez sur lui, et c'est inutilement que je lui prouverai qu'il a tort, si vous lui dites qu'il a raison. D'après tout cela, vous croirez que je tiens beaucoup à l'encyclopédie et vous vous tromperez. Mon cher maître, j'ai la quarantaine passée. Je suis las de tracasseries. Je crie depuis le matin jusqu'au soir, le repos, le repos, et il n'y a guères de jour que je ne sois tenté d'aller vivre obscur et mourir tranquille au fond de ma province. Il vient un tems où toutes les cendres sont mélées. Alors que m'importera d'avoir été Voltaire ou Diderot, et que ce soit vos trois sillabes ou les trois miennes qui restent? Il faut travailler; il faut être utile; on doit compte de ses talens etcætera. Etre utile aux hommes! Est il bien sûr qu'on fasse autre chose que les amuser, et qu'il y ait grande différence entre le philosophe et le joueur de flûte? Ils écoutent l'un et l'autre avec plaisir ou dédain, et demeurent ce qu'ils sont. Les athéniens n'ont jamais été plus méchants qu'au tems de Socrate, et ils ne doivent peut être à son existence qu'un crime de plus. Qu'il y ait là dedans plus d'humeur que de bon sens, je le veux, et je reviens à l'encyclopédie. Les libraires sentent aussi bien que moi que D'Alembert n'est pas un homme facile à remplacer; mais ils ont trop d'intérêt au succès de Leur ouvrage pour se refuser aux dépenses. Si je peux espérer de faire un huitième volume deux fois meilleur que le septième, je continuerai. Sinon, serviteur à L'encyclopédie. J'aurai perdu quinze ans de mon tems; mon ami D'Alembert aura jetté par les fenêtres, une quarantaine de mille francs, sur les quels je comptois, et qui auroient été toute ma fortune; mais je m'en consolerai, car j'aurai le repos. Adieu, mon cher maître; portez vous bien, aimez moi toujours. Ne soyez plus fâché, et surtout ne me redemandez plus vos lettres, car je vous les renverrois, et n'oublierois jamais cette injure. Je n'ai pas vos articles. Ils sont entre les mains de d'Alembert, et vous le sçavez bien.

Je suis pour toujours avec attachement et Respect,

Monsieur et cher maitre,

Votre très humble et très obéiss. serviteur

Diderot