1771-03-26, de Gabriel Cramer à Charles Joseph Panckoucke.

Je réponds à vos trois lettres des 7, 13 & 14 du Courant: si ce gouffre abominable dans lequel vous m’avez plongé mon cher monsieur, ne m’occupoit pas depuis 6 heures du matin jusques à 9 heures du soir, j’aurois eu l’attention & le loisir de vous répondre plutôt.

Voici les papiers que vous demandez.

Voici une lettre de m. De Tournes au sujet du Prôte que vous nous avez offert pour les tailles douces. Je vous prie de ne pas négliger cet objet qui est important; qui veut la fin veut les moyens, il n’y a pas beaucoup de temps de reste.

Donnez-moi des nouvelles des assortimens demandez, du reste de la fonte & du Caractère philosophie pour les explications des planches.

Dites-moi je vous prie, si dans le cas inespéré où l’on plaçeroit, c’est à dire, où l’on pourroit placer toutte l’Edition sans avoir besoin de Paris, s’il faudroit refuser les 3 ou 4 dernières centaines & les réserver pour Paris: Avez vous dans Paris des engagemens sur cet objet? Avez vous promis, signé, ou reçeu de l’argent? Tâchez, je vous supplie que nous sachions une fois nos affaires, que nous les connoissions positivement.

Sur l’Exemplaire qui sert de copie, sur le 1er vollume des planches, & sur les cuivres, c’est m. De Tournes qui vous répondra; il partit hier pour Lyon, toujours occupé ainsi que moi du bien de la chose, son absence ne sera que de 15 jours. Il a reçeu le ballot qui renfermoit 14 mille de vos prospectûs qu’il a fait mettre à la garderobe, & il m’a envoyé vôtre beau livre de peau que j’ai envoyé au grenier; il n’y a plus qu’à passer en vôtre débit le port de ces rogatons, qui nous sont plus qu’inutiles, puis qu’ils sont embarrassants, comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le mander.

J’ai écrit à M. Barren, ainsi qu’à tous ceux à qui j’ai eu à répondre; qu’il suffiroit qu’ils m’informassent au 30e Juin du nombre d’exemplaires qu’ils voudront retenir; c’est ce jour là que la souscription se fermera sans retour, & toute lettre intermédiaire qui peut être détruite par une suivante, ne fait qu’un surcroit de travail sans fruit; j’ai cependant donné jusqu’au 31 Aoust aux Correspondans très éloignés; à Varsovie, à Stockholm &c.

Je serai content & en repos sur la livraison que nous devons faire en Novembre, quand je verrai entre nos mains & bien conditionnés, les 2100 exemplaires du premier Vollume des planches, déduction faitte de 50 envoyez à Amsterdam, & autant à Bouillon.

J’ai écrit à M. Rousseau, en lui envoyant un prospectus, il n’a pas crû jusques à présent qu’il valût la peine de répondre.

Mr Rey me marque qu’il avoit établi une Correspondance à Petersbourg & une à Moscow pour l’Encyclopédie, & que c’est en conséquence qu’il avoit souscrit 50 exemplaires, mais que sur le silence de ses amis Russes, il soubçonne qu’ils pourroient s’être addressés à vous directement: il prétend qu’en ce cas là, vous devez lui restituer une souscription; je lui ai répondu que sa prétention me paroissoit fondée, au cas que sa conjecture fût vraye; que je vous en informerois, mais qu’au surplus ce n’étoit pas là mon affaire.

Je n’entends pas ce que vous me faittes l’honneur de me dire quand vous parlez de billiets de souscriptions; je ne fais ny ne ferai de billiets de souscriptions pour ne pas multiplier les Etres sans nécessité: Les personnes chargées de recevoir les souscriptions se fairont payer par les souscripteurs, & leur fairont un reçeu; après quoi, la lettre de Change que je tirerai pour chaque livraison, à l’ordre de Monsr De Tournes, leur servira à eux-mêmes de Reconnoissance. Cela est clair & abrégé, c’est le beau simple.

J’ai à écrire à M. le Breton au sujet de mes Créances contre Merlin, je le prierai instamment de me remettre au moins quelques vignettes & quelques fleurons, on les lui payera ce qu’il voudra, j’aimerois beaucoup mieux cela que l’embarras de les faire faire peut être bien loin d’ici. Vous avez perdu 14/m francs en faillites cette année, je voudrois bien moi en être quitte pour huit mille écus.

Je vais envoyer des prospectus & Lettres circulaires dans les villes que vous m’indiquez & dont je vous remercie, j’en envoye chaque jour, à mesure que j’acquiers quelque nouvelle notion. Vous me demandés des instructions sur quelques personnes que vous ne connoissez pas; je ne les connois guères plus que vous pour la plûpart; je me suis addressé à eux sur leur réputation, ou sur la parole & par le conseil de diverses personnes d’ici. Qu’importe! ils fairont le premier payement; il faudra bien qu’ils pourvoyent aux autres s’ils veulent continuer à être servis, & à la fin, si nous avons de justes sujets de les suspecter, nous attendrons le dernier payement pour expédier la dernière livraison.

Vous avez toujours peur de ne pas courir assez de risques. Pourquoi ne voulez vous pas mon cher Monsieur, qu’un crédit de 90 jours suffise, en partant du Ier Juillet? Les souscripteurs sont sensés payer comptant: Je ne dis pas cependant, que cette règle générale ne puisse et ne doive même être modifiée quelquefois, & je vous demande même à ce sujet, ce que vous connoissez de la solidité de M. Fauret Duharz de Bayonne, & de M. Pierre Machuel de Rouën.

J’ai lieu de croire que c’est M. Machuel qui mal à propos a écrit à Monsr de Sartines pour savoir si nous entrerions librement; j’écris aujourdhuy en conséquence à M. Machuel. Donnez moi l’addresse de M. de Marolles, je lui écrirai une lettre polie dans l’esprit des instructions que vous me donnez.

L’impression ne sera point retardée s’il plaît à Dieu, mais je crains que le tirage des planches ne soit un peu lent, nous fairons tout ce que nous pourrons: comment Diable voulés-vous qu’on mène 3 vollumes à la fois avant que d’avoir les assortimens & les supplémens de fontes? A propos de planches, je vis hier les tomes 6 & 7, ils sont infâmes, & absolument non recevables: au nom de Dieu, ayez un soin tout particulier des retouches de ces vollumes là, il ne s’agit pas d’abattre de la besogne, il s’agit de satisfaire au vœu du public en honnêtes gens dans toutte la rigueur du terme.

Je conviendrai avec vous que la moitié des planches sont inutiles, elles sont là pour orner la scène & renchérir le livre, mais je ne croirai que quand je le verrai, qu’on puisse demander l’Encyclopédie sans planches; attendu que la portion qui n’est pas inutile, est absolument nécessaire.

J’ai dit dans le prospectus que les fraix et les hazards de la route regarderont les souscripteurs, parce que c’est là l’usage constant & universel du commerce; j’ai été bien aise d’en informer les particuliers, afin qu’ils n’élevassent aucune prétention injuste contre les personnes auprès desquelles ils auroient souscript, & plusieurs chargés de recevoir des souscriptions m’en ont remercié: Il est vrai que la plûpart de vos Libraires de Province, du moins la plupart de ceux qui m’ont déjà répondu, ont pris pour un avertissement que l’entrée seroit interdite, & ils fondent leur défiance sur ce que l’Edition d’Yverdun est défendüe: je me morfonds à leur répondre, que ce sont les précédens propriétaires, ceux de qui j’ai achetté, qui ont sollicité cette défense d’Yverdun, que l’on se permet dans cette édition barbare, de retrancher, d’ajouter, de dénaturer la besogne de tous les Littérateurs du Royaume, qui ont pâti pendant 15 ans sur le canavas de Chambers, l’homme de l’Angleterre le plus savant & le plus laborieux: que je suis fâché que l’on ait persécuté Salmigondis qui se seroit assez décrié par lui-même; mais que l’Edition que j’ai annoncée est la même que l’Edition de Paris, que ce sont les mêmes planches, caractères & papiers semblables, que les ouvriers même sont sujets du Roi, qu’enfin tout est françois dans cette Edition excepté les Editeurs. J’ajoute que cet ouvrage immense qui contribue si fort à la gloire de la Nation françoise, a mérité la protection du Gouvernement, & qu’on ne peut, sans manquer au respect qui est deu à ce même gouvernement, supposer qu’il retire sa protection sans aucune raison connüe: que puis qu’il a permis que deux mille François eussent l’Encyclopédie dans leur Cabinet, il est probable qu’il ne s’opposera pas à ce qu’il y en ait trois mille: je finis, pour les mettre en repos, par leur dire que nous garantissons l’entrée dans Lyon & l’Examen de la chambre syndicale, mais qu’il n’est pas nécessaire de crier cela sur les toits, parce que l’on peut avoir des motifs secrets pour ne pas approuver tout haut, ce que l’on approuve dans le fond; bref j’ai été obligé déjà d’écrire plus de soixante fois la même chose, & vous m’avoüerez tout au moins que cela n’est pas réjouissant.

Soyez bien en repos sur le compte de M. Felice, il restera en chemin.

Que voulez vous au nom de Dieu, que je disse de plus positif dans le prospectus au sujet des supplémens? j’ai dit tout ce que j’en savois pour le moins.

Dites-moi je vous prie si ces supplémens exigeront des figures, tâchez qu’il y en ait le moins qu’il sera possible; les planches retardent, embarrassent, & renchérissent.

M. Heilman n’est point content de vous je vous en avertis, il se plaint de ce que pour avoir trop crû en vous, on ne croit plus en lui: il doit m’envoyer la notte de tous les souscripteurs auxquels il n’ose plus s’addresser; je leur addresserai moi, une petitte lettre circulaire particulière, pour les ramener à la confiance que me paroit mériter cet homme là.

J’avois eu l’honneur de vous mander que M. Heilmann avoit reçeu des plaintes de M. de Haller, & de quelques autres personnes chargées de travailler au supplément; ces personnes demandent que quelqu’un soit chargé de recevoir les manuscripts & de les payer: si vous ne répondez rien là dessus, non seulement vous hazardez de décourager ces messieurs là, mais même, il pourroit fort bien se faire, qu’ils se piquassent & qu’ils prissent le parti de travailler pour quelqu’autre; prenés y garde, il faut tâcher de n’avoir de concurrence quelconque, que qui que ce soit ne conçoive le même projet d’un supplément de l’Encyclopédie, & pour cet effet, il ne faut manquer à personne.

Monsieur De Tournes trouve bien maigre la part que vous nous faittes dans ce supplément, il comptoit au moins sur un tiers entre lui et moi: quant a moi, je suis content d’un huitième chaqu’un; mais, ce dont je ne suis pas content, c’est qu’il semble que vous mettez en doute si l’on imprimera ce supplémens ici: j’avoüe que j’attendois de vous un peu de cette chaleur de sentiment, qui n’ait de l’esprit de justice: où voulés-vous être mieux que dans une ville au centre de l’Europe à portée du Commerce de tous les pays? A qui, sans prévention, pouvez-vous vous addresser avec plus de probabilité de succès, qu’aux Editeurs de l’Encyclopédie, qui par leurs travaux dans la correspondance, & dans la direction de l’ouvrage, auront satisfait le public dont il seront connus, & qui par eux mêmes & pour leurs relations seront à même d’addresser par tout où le Dictionnaire Encyclopédique aura percé, de quelque édition que ce soit? N’est-ce-pas en contemplation de cette perspective que nous avons consenti à tout ce qui vous a plû, que nous avons monté trois imprimeries, sans parler d’une 4ème à laqu’elle on va travailler, que nous avons fait venir à grands fraix des ouvriers de divers endroits, que nous allons établir six presses en tailles douces dans un pays où il n’en a à peu près jamais été question, que nous avons loué des magazins, des appartemens au poids de l’or, engagé des commis &c? Tout cet établissement ruineux, s’il ne doit pas durer un certain temps, ne l’avons-nous pas fait, sur la parole que vous nous avez donnée & réïtéré vingt fois, que nous serions chargés de l’impression de ce supplément? Aurions nous fait tous ces fraix, pour le plaisir de nous créver à la peine d’une entreprise ingrate, hérissée d’épines, qui commence par la privation de trois vollumes dont nous avons crû sur vôtre parole la libération aisée & prochaine? d’une entreprise contrecarée par le gouvernement de France, & par les criailleries de notre clergé qui se fait écouter d’une partie de nôtre conseil? enfin, je ne finirois pas, ce sont de ces choses qui se sentent: Pour me résumer, nous nous chargeons chaqu’un d’un huitième M. De Tournes & moi, à condition que nous fairons imprimer ici, où nous serons alors Amplement pourveus de tout, en état d’aller vitte & bien: En ce cas Monsieur, vous aurez la bonté de prendre à Bouillon trois huitième en comptant le vôtre, & vous nous en remettrez deux: vous sentés que je ne suis pas dans le cas de pouvoir m’absenter une minute dans ce moment, d’autant que M. De Tournes arrive à Lyon au moment où j’écris, & qu’une Encyclopédie ne s’imprime pas sans l’œil du maître, & qu’une correspondance immense ne se peut pas arriérer sans de grands inconvéniens.

Si vous m’aviez fait la grâce de me consulter & de me parler clair, je vous aurois peut être démontré que c’étoit à Genêve que devoit être le rendez-vous des manuscripts, par la facilité que j’aurois eue d’établir une société de gens de Lettres qui les auroient rédigés, & qui en y joignant leurs lumières & s’intéressant à l’ouvrage & aux Editeurs, n’y auroient probablement pas nui. Pensés-vous que par rapport à la Littérature, & à mille autres égards, la besogne ne s’embellira pas par le moyen de Monsieur de Voltaire, qu’il me sera aise d’échauffer en sa faveur: on s’intéresse à ce que l’on a sous les yeux, à ce que l’on suit, & non à ce que l’on entrevoit de loin: je n’entre pas dans un plus long détail, cette lettre n’est déjà que trop longue, mais ne croyez pas tout à fait mon cher monsieur, que nous soyons faits uniquement M. De Tournes & moi, comme le chat de la fable, pour tirer les marons du feu: vous sentez assez dans le fond de l’âme, que mon extrême confiance en vous m’a embarqué imbécillement dans une affaire qui trouble les meilleures années de celles que j’ai peut-être encore à vivre, que tout est tourné au pire depuis, que vous en saviez plus que vous ne m’en aviez dit, quoique vous ayez mis tout en beau, j’ai toujours encouragé M. de Tournes, je ne vous ai fait ny ne vous fais aucun reproche, mais je n’aime pas les mauvais procédés; je vous ai montré que je savois en avoir de bons; croyez-vous de bonne foi que je n’ai pas senti tout vôtre embarras, quand je l’ai partagé sans vous en faire semblant? Je vous embrasse de tout mon cœur mon cher monsieur, accountumez vous à ma franchise, c’est une drogue qui n’a pas besoin de devenir rare pour être bonne Répondez exactement je vous prie, à tout ce qui est nécessaire, & doresnavant élaguons tout le reste

fonte, assortimens, &c.

Je vous reëembrasse & de très bon cœur toujours, quoique je gronde.