Berlin, 3 février [1753]
Monsieur
J'ai lu enfin l'édition du siècle de Louis XIV que votre ami mons.
de la Beaumelle a faite en trois volumes avec des remarques & des lettres. Je vous dirai monsieur que cette édition n'a pas laissé d'avoir quelque cours à Berlin. J'y suis outragé: cinq ou six officiers de la maison de sa majesté prussienne y sont maltraités; c'est une raison, pour qu'on veuille au moins parcourir l'ouvrage. Personne ne lui pardonnera d'avoir outragé dans ses remarques les vivants & les morts, ainsi que la vérité. Mais moi monsieur je lui pardonnerais les injures scandaleuses qu'il me dit dans mon propre ouvrage, s'il était vrai qu'il eût à se plaindre de moi, & si je l'avais accusé auprès du roi de Prusse dans son passage à Berlin comme il le prétend.
Voici mons. ce qu'il vous écrit, & ce que vous me rapportez mot pour mot dans votre lettre du 17 décembre.
'Maupertuis vient chez moi, ne me trouve pas, je vais chez lui; il me dit qu'un jour au souper des petits appartements, mons. de Voltaire avait parlé d'une manière violente contre moi, qu'il avait dit au roi que je parlais peu respectueusement de lui dans mon livre, que je traitais sa cour philosophe de nains & de bouffons, & que je le comparais aux petits princes allemands & mille faussetés de cette force. Mons. de Maupertuis me conseilla d'envoyer mon livre au roi en droiture, avec une lettre qu'il vit & corrigea lui même'.
Je peux vous protester hautement monsieur, non seulement à vous mais à tout le monde, & attester le roi de Prusse lui même, que jamais je n'ai dit à sa majesté ce qu'on m'impute. Ce fut le marquis d'Argens qui l'avertit à souper de la manière dont la Beaumelle avait parlé de sa cour, ainsi que de plusieurs autres cours, dans son livre intitulé le qu'en dira-t-on. Le marquis d'Argent sait que loin de vouloir porter ces misères aux oreilles du roi, je lui mis presque la main sur la bouche, et je lui dis en propres paroles, taisez vous donc, vous révélez le secret de l'église. J'aurais pu user du droit que tout le monde a de parler d'un livre nouveau à table. Mais je n'usai point de ce droit, & loin de rendre aucun mauvais office à mons. de la Beaumelle, je fis ce que je pus, pour le servir dans l'aventure pour laquelle il fut mis au corps de garde à Berlin, & qu'il fut envoyé à Spandau. Pour peu qu'il raisonne, il doit voir clairement, que Maupertuis ne m'a calomnié ainsi auprès de lui, que pour l'exciter à écrire contre moi; c'est un fait assez public dans Berlin. Il est bien étrange, qu'un homme, que le roi de Prusse a daigné mettre à la tête de son académie, ait pu faire de pareilles manœuvres. Songez ce que c'est que d'aller révéler à un étranger, à un passant le secret des soupers de son maître, & de joindre l'infidélité à la calomnie. Exciter ainsi contre moi un jeune auteur, lancer ses traits, & puis retirer sa main, accuser mons. König mon ami d'être un faussaire, le faire condanner de sa seule autorité en pleine académie, & se donner le mérite de demander sa grâce, faire écrire contre lui, & avoir l'air de ne point écrire, déchaîner la Beaumelle contre moi & le désavouer, opprimer König & moi avec les mêmes artifices, c'est ce que Maupertuis a fait, & c'est sur quoi l'Europe littéraire peut juger.
Je me suis vu contraint à soutenir à la fois deux querelles fort tristes. Il faut combattre & contre Maupertuis qui a voulu me perdre, & contre la Beaumelle qu'il a employé pour m'insulter. La vie des gens de lettres est une guerre perpétuelle, tantôt sourde, & tantôt éclatante comme entre les princes. Mais nous avons un avantage que les rois n'ont pas. La force décide entre eux; & la raison décide entre nous. Le public est un juge incorruptible qui avec le temps prononce des arrêts irrévocables. Le public prononcera donc si j'ai eu tort de prendre le parti de mons. König cruellement opprimé, & de confondre les mensonges dont la Beaumelle excité par l'oppresseur de König & le mien, a rempli le Siècle de Louis XIV.
La Beaumelle vous a mandé monsieur qu'il me pour suivra jusqu' aux enfers: il est bien le maître d'y aller, & pour mieux mériter son gîte, il vous dit qu'il fera imprimer à la suite du siècle de Louis XIV un procès que j'eus il y a près de trois ans contre un banquier juif & que je gagnai. Je suis prêt de lui en fournir toutes les pièces, & il pourra faire relier le tout ensemble avec la paix de Nimegue, celle de Riswik & la guerre de la succession. Rien ne contribuera plus au progrès des sciences.
Tout cela monsieur est le comble de l'avilissement. Mais je vous défie de me nommer un seul auteur célèbre depuis le Tasse jusqu'à Pope, qui n'ait eu à faire à de pareils ennemis.
Le moindre de mes chagrins est assurément le sacrifice des biens & des honneurs auxquels j'ai renoncé sans le plus léger regret, mais la perte absolue de ma santé est un mal véritable. S'il y a quelque chose de nouveau à Francfort concernant toutes ces misères, vous me ferez plaisir de m'en instruire. Je suis &c.
votre &c.
Voltaire