1753-04-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jacques Emmanuel Roques de Maumont de La Rochefoucauld.

Je suis tombé malade à Leipzig monsieur, & je ne sais pas encore quand je pourrai en partir.
J'y ai reçu votre lettre du 22 mars. Elle m'étonnerait, si à mon âge quelque chose pouvait m'étonner.

Comment a-t-on pu imaginer monsieur que j'aie pris des lettres de la Beaumelle pour des lettres de Maupertuis? Non monsieur, chacun a ses lettres. Maupertuis a celles où il veut qu'on aille disséquer des géants aux antipodes, & la beaumelle a les siennes qui sont l'antipode du bon sens. Dieu me garde d'attribuer jamais à un autre qu'à lui ces belles choses qui ne peuvent être que de lui, & qui lui font tant d'honneur & tant d'amis. On vous aurait accusé juste si on vous avait dit, que je m'étais plaint du procédé de Maupertuis qui alla trouver la Beaumelle à Berlin pour l'envenimer contre moi, & qui se servit de lui comme un homme profondément artificieux & méchant peut se servir d'un jeune homme imprudent.

Il me calomnia, vous le savez, il lui dit que j'avais accusé l'auteur du Qu'en dira-t-on auprès du roi dans un souper. Je vous ai déclaré que ce n'était pas moi qui avais rendu compte à sa majesté du Qu'en dira-t-on, que ce fut mr. le marquis d'Argens. J'en atteste encore le témoignage de d'Argens & du roi lui même. C'est cette calomnie de Maupertuis qui a fait composer les trois volumes d'injures de la Beaumelle. Il devrait sentir à quel point on a méchamment abusé de sa crédulité, il devrait sentir qu'il est le raton, dont Bertrand s'est servi pour tirer les marrons du feu; il devrait s'apercevoir que Maupertuis le persécuteur de Koenig & le mien s'est moqué de lui; il devrait savoir que Maupertuis pour récompense le traite avec le dernier mépris, il devrait ne point menacer un homme à qui il a fait tant d'outrages avec tant d'injustice.

Non Monsieur il ne s'est jamais agi des quatre lettres de la Beaumelle, que jamais je n'ai entendu attribuer à Maupertuis, il s'agit de la lettre que la Beaumelle vous écrivit il y a six mois, lettre dont vous m'avez envoyé le contenu dans une des vôtres, lettre par laquelle la Beaumelle avouait que Maupertuis l'avait excité contre moi par une calomnie. J'ai fait connaître cette calomnie au roi de Prusse & cela me suffit. Ma destinée n'a rien de commun avec ces tracasseries, ni avec le Siècle de Louis XIV. Je sais supporter les malheurs & les injures. Je pourrai faire un Supplément au Siècle de Louis XIV dans lequel j'éclaircirai des faits dont la Beaumelle a parlé sans en avoir la moindre connaissance. Je pourrai comme mons. König en appeler au public. J'en appelle déjà à vous même. S'il vous reste quelque amitié pour la Beaumelle cette amitié même doit lui faire sentir tous ses torts. Il doit être honteux d'avoir été l'instrument de la méchanceté de Maupertuis, instrument dont on se sert un moment, & qu'on jette ensuite avec dédain.

Voilà monsieur tout ce que le triste état où je suis de toutes façons me permet à présent de vous répondre. Je vous embrasse sans cérémonie.

Voltaire