1753-04-19, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].

J'étais informé, comme vous arrivâtesà Potsdam, que votre dessein était d'aller à Leipzig, pour faire imprimer de nouvelles injures contre le genre humain; mais comme je suis un grand admirateur de votre adresse, je voulus me donner le spectacle de vos artifices et je m'amusai de vous voir débiter avec gravité la nécessité de votre voyage fabuleux aux eaux de Plombières.
En vérité, nos médecins de Berlin connaissent bien la vertu des eaux de Plombières et ils se sont avisés bien tard de les recommander à eur malade. Je plains le chirurgien du roi de France et votre nièce, qui vous attendent vainement à ces bains fameux. Je ne doute pas que vous ne vous soyez rétabli à Leipzig; il y a apparence que les imprimeurs de cette ville vous ont purgé d'une surabondance de fiel.

Puisse La Beaumelle être le seul qui souffre de votre colère. Je n'ai point fait alliance avec vous, pour que vous me défendiez, et je ne me soucie guère de ce que La Beaumelle s'est avisé de dire de moi ou de mon pays. Vous devez savoir mieux que personne que je ne sais point venger les offenses que l'on me fait. Je vois le mal et je plains ceux qui sont assez méchants pour le faire. Je sais qu'on a vendu à Berlin la Défense de Maupertuis, l'éloge de Jourdan et de La Mettrie, en y ajoutant un quatrain de mes vers parodiés; je sais à n'en pas douter que le trait part de vous, mais je ris de votre colère impuissante et je vous assure que l'ouvrage n'a point été brûlé ici. Je ne sais si vous regrettez Potsdam ou si vous ne le regrettez pas: si j'en dois juger par l'impatience que vous avez marquée d'en partir, je devais croire que vous aviez de bonnes raisons pour vous en éloigner. Je ne veux point les examiner et j'en appelle à votre conscience, si vous en avez une.

J'ai vu la lettre que Maupertuis vous a écrite, et je vous avoue que votre lettre m'a fait admirer la subtilité et l'adresse de votre esprit. O l'homme éloquent! Maupertuis vous dit qu'il saura vous trouver, si vous continuez à publier des libelles contre lui, et vous, le Cicéron de notre siècle, quoique vous ne soyez ni consul ni père de la patrie, vous vous plaignez à tout le monde que Maupertuis veut vous assassiner! Avouez moi que vous étiez né pour devenir le premier ministre de César Borgia! Vous faites déposer sa lettre à Leipzig, tronquée apparemment, devant les magistrats de la ville: que Machiavel aurait applaudi à ce stratagème! Y avez vous aussi déposé les libelles que vous avez faits contre lui? Jusqu'à présent vous avez été brouillé avec la justice, mais par une adresse singulière vous trouvez le moyen de vous la rendre utile: c'est ce qui s'appelle faire servir ses ennemis d'instruments à ses desseins.

Pour moi, qui ne suis qu'un bon Allemand, et qui ne rougis point de porter le caractère de candeur attaché à cette nation, je ne vous écris point moi même, parce que je n'ai pas assez de finesse pour composer une lettre dont on ne puisse pas faire mauvais usage. Vous vous ressouviendrez de celle que je vous écrivis sur le Catilina de Crébillon, dont la moitié faisait l'éloge de la pièce et l'autre moitié contenait la critique de quelques endroits qui ne m'avaient pas plu. En homme habile vous fîtes courir dans Paris la partie de cette lettre qui contenait la critique et vous supprimâtes les éloges. Vous avez l'art de corriger les dates et de transposer les événements, comme il vous plaît; vous avez, de plus, l'adresse de prendre une phrase d'un endroit et une phrase d'un autre et de les joindre ensemble, pour en faire l'usage que vous jugez le plus utile à vos desseins. Tous ces grands talents, qui me sont si connus dans votre personne, m'obligent à quelque circonspection, et vous ne devez pas vous étonner, si par la main de mon secrétaire je vous recommande à la sainte garde de dieu, quand vous êtes abandonné des hommes.

P. S. Vous pouvez faire réimprimer cette lettre à côté de celles du pape, des cardinaux de Fleury et Alberoni; mais ne soyez pas assez maladroit, pour y changer quelque chose, parce que nous en avons ici une vidimée devant la justice.