1756-03-05, de Charles Emmanuel de Crussol, duc d'Uzès à Voltaire [François Marie Arouet].

J'aurais bien ce me semble Monsieur, un peu sujet de me plaindre de vous, d'avoir resté si longtemps sans me donnér de vos nouvelles.
Vous m'aviés fait espérér de me procurér une édition de vos ouvrages, et vous m'avés laissé dans la dizette où j'étais. J'en achetai une il y a 2 ou 3 mois à Montpellier de petit forma en 11 Vol., mais le nom de la ville n'y est pas. C'est la plus complette que je trouvai, à cela près qu'il y à 5 autres Vol. qui sont de toute autre forme, papier et caractère, sçavoir 2 Vol. du Siècle de Louïs XIV, deux de l'abrégé de l'histoire universelle, un Essai sur l'histoire Universelle. Il est domage que cella ne soit unïforme, aux XI petits Vol. précédants, et il me semble qu'il n'en aurait pas coûté d'avantage aux éditeurs quels qu'ils soient de se conformér à quelqu'une des anciennes Editions que tout le monde à.

J'ai eu par Bricolle un Exemplaire du Poëme de la pucelle, qui est incomplet, le 15me chant vous laissant tout court au siège d'Orléans. C'est un enfant naturel que vous n'avés pas trop voulu légitimér encor, je ne sçay pourquoy car des gens très digne de foy, et que vous avés célébré en Vers ainsi qu'en prose, n'ont pas fait scrupule de dire assés hautement que vous leur en aviés lû, ou prêté quelques chants il y a plusieurs annéés. D'ailleurs dans votre lettre au Genevois J. J. Rousseau qu'on a inséréé à la fin de la tragédie de l'orphelin de la Chine vous en Convenés vous mesme, mais comme d'un ouvrage de votre jeunesse, qu'on à depuis falcifié. Cependant ne vous en déplaise il y est fait mention de l'épitète de bien aimé pour Louis XV. Il parait évidant que cet ouvrage a été finni depuis un an, c'est l'époque de ce titre qui était peut être inné dans nos coeurs, mais que la maladie critique de notre auguste monarque manifesta dans ce temps. Je ne vois pas trop le motif qui vous le ferait désavoüer dans ce moment cy. 1. Vous ne vous picquâtes jamais ce me semble d'un respect fort profond pour les moines, la moinerie, et les sottes superstitions, les petites merveilles donnéés pour de grands miracles &c.

2. Vous avés été depuis long temps en terre franche où on peut dire ou écrire tout ce qu'on veut sans crainte de l'Inquisition; il reste donc à dire que vous y trouvés Trop de polissonnerie et que cella ne cadre pas avec le rang d'Hommere français. Eh Monsieur ce mentor Homere n'a t'il pas fait aussi en grec le combat des Rats et des grenoüilles? D'ailleur dans le Poëme de la pucelle il y a un fond d'érudition prodigieux et à travers tout ce plaisant et ce ridicule qui y est semé sur les momeries de ce fameux événemt il y a beaucoup de sel, une facilité naturelle, et qui n'est propre qu'à la fertilité de son auteur. Il y aurait donc de l'indiscrétion à moi de vous demandér de quelque niche que sorte cet élégant Badinage, comment et par où on pourrait recouvrér cette suite. Mon Correspondant à Paris, m'avait bien promis de la recouvrér dans un manuscrit qu'il dit estre plus complet que l'édition qu'il m'a envoyé. On y parle aussi d'un autre poëme sur la religion naturelle que plusieurs personnes ont lu dans cette capitalle, avec beaucoup de satisfaction. Faudra t'il Monsieur que j'attende encor le désastre de quelque demy douzaine de Colporteurs pour avoir la satisfaction que je désire sur ces deux objets? Vous pourriés à merveille me délivrer de cette perplexité par le Canal de notre ami, [?I] de Rodon fils, qui est discret, car il est fr. maçon et non français.

Je suis retenu depuis 6 semaines au lit ou dans ma chambre à cause d'un rhumatisme sur les reins qui ne veut pas me quittér. J'entens pourtant du fond de ma Tannière le bruit des armes, c'est à dire le passage d'un héros que vous avés chanté, qui brûle dit on d'impatience de se mezurér avec le fier Anglais sur la côte d'Ibérie. Mais il se trouve encor des Cassandre de nos jours qui disent que tout cella n'est que fuméé, et qu'il n'y aura point de feu réél du moins de ce côté. Pour moy c'était celui qui me semblait le plus naturel pour se vanger un pëu, en servant efficacemt nos parens les Espagnols au lieu que la descente en Angletere me parait chimérique. Mais ma politique est peu profonde, et nous autres provinciaux nous n'y voyons pas plus loin que le bout de notre néz. A Dieu Monsieur. Recevés sans cesse les assurances de l'amitié et de l'estime Réélle de votre serviteur

Le d. d'Uzes