1721-06-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Bernard Le Bovier de Fontenelle.

Monsieur,

Les dames qui sont icy se sont gastées par la lecture de vos mondes.
Il vaudroit mieux que ce fût par vos Eglogues, nous les verrions plus volontiers bergères que philosophes, elles mettent à observer les astres un temps qu'elles pouroient bien mieux Employer, et nous nous sommes tous faits phisiciens pour l'amour d'Elles,

Le soir sur un Lict de verdure
Et que de ses mains la nature
Dans ces jardins délicieux
Forma pour une autre avanture,
Nous brouillons tout L'ordre des Cieux
Et prenons Venus pour Mercure.
Mais vous remarquerés qu'on n'a
Pour observer tand de planettes
Au lieu de vos longues lunettes
Que des L'orgnettes d'opera.

Comme nous passons la nuit à Examiner les Etoilles nous négligeons fort le soleil leur ennemy à qui nous ne rendons visite, que lors qu'il a fait les deux tiers de son Cours. Ainsy nous ne sommes pas témoins de ses avantures. Nous venons d'aprendre tout à l'heure qu'il a paru aujourd'huy à son Lever de couleur de sang et qu'en suitte sans qu'il fut obscurcy d'aucun nuage, Il a perdu sensiblement de sa lumière et de sa grandeur. Nous n'avons sçeu cette nouvelle que sur les Cinq heures du soir, nous avons mis la teste à la fenestre et nous avons pris le soleil pour la Lune tant il estoit petit et pasle. Nous ne doutons point que vous n'ayez veû la mesme chose, car Il n'y a pas d'aparence que le soleil n'ait fait cette niche qu’à nous. C'est à vous que nous nous adressons Monsieur comme à notre maistre et à celuy de tous les sçavans vous sçavés rendre aymable les choses que les autres philosophes rendent àpeine Inteligibles et la nature devoit à la France et à l'Europe un homme comme vous pour corriger les sçavans et pour donner au plus ignorans le goust des sciences.

Or dittes nous donc Fontenelles,
Vous qui par un vol imprévû,
De Dedale prenant les ailes,
Dans les Cieux avez parcouru
Tant de Carrières immortelles,
Où St Paul avant vous a vû
Forces beautés surnaturelles
Dont très prudemmend Il s'est tu,
Du soleil par vous si connu
Ne sçavés vous point de nouvelles?
Pourquoy sur un char tout sanglant
A t'il commancé sa Carrière?
Pourquoy pert il pasle et tremblant
Et sa grandeur et sa lumière?
Que dira le Boulinvilliers
Sur ce terrible phénomène?
Va t'il à des peuples Entiers
Prédire leur perte prochaine?
Verrons nous des Incursions,
Des pestes, des guerres sanglantes,
Quelques nouvelles actions
Ou le retranchement des rentes?
Jadis quand vous estiés pasteur
On vous eût vû sur la fougère
Sur ce changement de couleur
Du dieu brillant qui nous éclaire
Annoncer à votre bergère
Quelque changement dans son Cœur.

Mais àprésent monsieur que vous estes philosophe nous nous flatons que vous voudrés bien nous parler philosophiquement de tout cella, vous Nous dirés sy vous croyez que L'astre s'est Encrouté comme le prétend Descartes. Nous vous en croirons aveuglement quoy que nous ne soyons pas fort crédules.