1733-09-16, de Michel Linant à Antoine François Prévost d'Exiles.

Vous savez sans doute mr qu'on a fait à Paris un aussi mauvais accueil au Temple du goût qu'on lui en a fait un favorable chez les étrangers; je crois que cela n'a pas dû arriver autrement, c'est un livre où des auteurs estimés et morts sont jugés par un auteur contemporain et compatriote.
S'il eût été Anglais son ouvrage eût peut-être autant réussi à Paris qu'il eût été mal reçu à Londres. Nous n'aimons pas qu'un homme avec qui nous vivons juge des gens que nous croyons valoir mieux que nous, et tels sont à notre égard les fameux écrivains du siècle passé. On a dit que mr de V. a voulu mutiler les statues de ces dieux que nous adorons et renverser celles des autres dont le culte était moins établi, enfin qu'il avait voulu réformer tout sans mission et de sa propre autorité; j'avoue qu'or aurait pu soupçonner l'auteur de l'Iliade en vers français de faire peu de cas des vers de Depreaux mais peut on penser que l'auteur de la Henriade, de l'histoire de Charles XII, &c. ne sache pas rendre justice à nos écrivains? Je ne sais si je me trompe, mais il parle d'eux d'une manière digne d'eux mêmes.

Qu'on jette les yeux sur le morceau du Temple du goût, édition d'Amsterdam, où il parle de Corneille, de Racine, de Moliere, de Despreaux et de la Fontaine. Est ce manquer de respect pour ces beaux génies que de les avoir placés dans le sanctuaire du dieu du goût et de les occuper à corriger des fautes qu'ils n'ont faites que parce qu'ils sont des hommes et qu'ils corrigent parce qu'ils sont de grands hommes? On voit de quel air pénétré l'auteur s’énonce sur les beautes des auteurs qu'il révère avec le public et de quels ménagements il se sert dès qu'il s'agit de leurs défauts, défauts qu'il ne révèle que parce qu'il est à craindre que la célébrité des noms ne les consacrent: car il y aura toujours des gens qui respecteront les faiblesses des esprits supérieurs et qui traiteront d'impies ceux qui osent les regarder comme des hommes. Après tout il me semble que notre auteur est plus près de l'idolatrie que de l'impiété.

Nul auteur avec lui n'a tort,
Quand il a trouvé l'art de plaire.
Il le critique sans colère
Mais il l'aprouve avec transport.

Tout ce qu'on peut lui reprocher c'est qu'il n'a pas assez ménagé ceux d'un ordre inférieur et qu'il les a traités comme des usurpateurs, mais je laisse à juger s'il n'est pas vrai de dire que les écrivains du siècle de Louis XIII n'ont été que les précurseurs de ceux du règne de Louis XIV, et qu'au temps des premiers on ne voyait encore dans la littérature que l'aurore de ce grand jour dont peut-être nous verrons la fin. Si les Benserades, les Voitures et les Sarrasins doivent passer pour de grands hommes, comment doit on appeler les Corneilles, les Racines, les Bossuets, et les Despreaux? Les Voitures, les Benzerades n'ont écrit que dans des genres médiocres et ils n'y sont pas même supérieurs. Grâce au goût d'un siècle formé par les défauts du leur, en vérité nous n'avons guère d'autre obligation à nos premiers auteurs que d'avoir cherché l'esprit et de nous avoir fait trouver ce qu'ils cherchaient.

J'ose croire que s'ils ne sont pas encore totalement décriés c'est qu'ils ne sont guère lus; qu'on lise Voiture on y verra que l'affectation et le mauvais goût gâtent un genre dans lequel il ne faut que du sentiment lorsqu'on écrit à sa maîtresse et de la bonne plaisanterie lorsqu'on écrit à ses amis. Qui est ce qui ne conviendra pas que Voiture est plein d'un style périodique, de traits façonnés et de fadeurs qui sentent le temps des pourpoints, des chapeaux pointus, et des romans de douze tomes?

Il écrit d'Affrique à melle Paulet, ‘Me voici dans le pays de vos parents les lions’; et à une autre, ‘Faites vous roi de Madere, vous aurez un royaume de sucre et vous y vivrez avec beaucoup de douceur’. Voici comme commencent ses poésies.

Belise je sçai bien que le ciel favorable
A joint à vos beautés un esprit
Qui ne sçauroit loger au monde dignement,
Que dans un si beau corps, ou dans le firmament.

La question n'est plus que de savoir si la plupart de ses ouvrages ne sont pas dans ce goût, et si un lecteur impartial y peut trouver plus de trente ou quarante pages qui soient dignes du siècle où nous sommes.

Benzerade n'est guère fameux que par ses pointes. Ses métamorphoses en rondeaux pouvaient elles lui mériter une place dans le temple du goût?

Sarrasin a fait des vers assez jolis, mais aussi faibles que ceux d'une multitude d’écrivains qui sont sans substance et sans fond. Otez lui la pompe funèbre de Voiture et deux ou trois pièces qui ne vont pas à quarante vers, que trouvera-t-on dans ses poésies qui puisse faire honneur à son siècle et plaisir au nôtre?

Tout le monde convient que Saint Evremond n'est pas poète, que ses comédies sont indignes même d'un homme médiocre, que sa prose est pleine de longueurs et d'affectations. Il n'eût pas sans doute fait imprimer toutes ses lettres à mde Mazarin & à mr de    . On sait qu'on lui a attribué plusieurs ouvrages qui ne sont pas de lui. Il a fait la lettre sur la paix des Pirennées, mais il n'est pas l'auteur de la conversation du père Canaye et du maréchal d'Hoquincourt. Ce petit morceau est de Charleval, ce qu'on tient de feu mr de Caumartin; il faut donc convenir avec mr de V. que les œuvres de St Evremond peuvent former tout au plus un volume de grosseur raisonnable.

Segrais selon beaucoup de personnes éclairées est un de ceux qui mérita le moins sa réputation passagère. Lisez les mémoires de mr Huet, évêque d'Avranches, vous y verrez démontré que le roman de Zaïde est de mde de la Fayette; les manuscrits de cet ouvrage étaient entre les mains de mr Huet.

Personne ne lit l'Eneide de Segrais, personne ne sait qu'on a imprimé les géorgiques en vers français du même auteur. Despreaux l'a loué peut-être parce qu'il appartenait à Mademoiselle. Mais ce grand satirique qui blâmait Quinault avec tant d'injustice, et qui gardait sur la Fontaine un odieux silence, avait il raison de faire l’éloge de Segrais qui dit dans ses eglogues

Et c'est là cet amour, cette flame si vive
Qui jette tant d'effroi dans ton âme craintive,
Ce qu'il a de douceur il ne l'a que pour toi,
S'il a de l'amertume il ne l'a que pour moi.
Encore si tu veux, d'un regard belle Aminte,
Je puis n'y pas trouver une goutte d'absinte.

L'histoire de l'Académie française par Pelisson a été regardée longtemps comme un chef d’œuvre, mais depuis que nous avons entre les mains l'histoire de l'Académie des sciences, il faut avouer que nous ne lisons plus qu'avec mépris les petites et froides minuties dont Pelisson a parlé avec tant de gravité. Nous sommes des hommes faits qui rions avec compassion des choses que nous admirions dans notre enfance.

A l’égard de Bayle je crois que si mr de V. eût fait le Temple de la science il y eût laissé tous les ouvrages de ce rare génie, mais puisqu'il ne s'agit dans le Temple du goût que de style, et de bel esprit, l'on conviendra que les choses agréables et piquantes ramassées ensemble ne feraient pas un volume in folio; l'on aurait mauvaise grâce à contester une chose avouée par Bayle lui même. Il dit un jour à mr de Maiseaux son éditeur que s'il avait eu à recommencer, il aurait réduit tous ses ouvrages à un seul volume. Mr de Maiseaux ne disconviendra pas de ce fait.

Après avoir rendu justice à tant d'illustres morts sans partialité et sans envie, il faut avouer que mr de V. s'est laissé aller à la colère en parlant d'un écrivain moderne connu par ses ouvrages. Mais cet écrivain moderne ne s'est il pas déclaré contre mr de V. avec une fureur et une injustice qui a révolté tous les honnêtes gens? n'a-t-on pas affecté de répandre à Paris, et n'a-t-on pas fai imprimer à Amsterdam deux lettres de Rousseau contre la tragédie tendre et intéressante de Zaire, et ces deux lettres n'ont elles pas passé pour également injustes et mal écrites?

On sait de plus que ce même homme a poussé la jalousie au point de faire imprimer à Bruxelles la tragédie de Marianne de Tristan avec des corrections de sa façon pour l'opposer à la Marianne de notre auteur, mais l'on sait en même temps quel succès a eu cette tentative.

On ne s’étonne pas qu'un poète satirique de profession, connu par ses vers contre tous ses bienfaits et ses amis ait répandu son venin contre mr de V. dont la réputation lui déplaît, mais il est étonnant que mr de V. qui n'a jamais fait de vers contre personne se soit avili jusqu’à répondre à des injures. Cependant qu'a-t-il donc dit de Rousseau qui ne soit vrai? Il l'a traité de calomniateur. Il est constant qu'il n'est pas permis d'outrager ainsi un citoyen quel qu'il puisse être, mais un homme désigné à toute la terre par des sentences et par des arrêts comme calomniateur n'est plus un citoyen, et une partie de son châtiment consiste dans la permission donnée juridiquement à tout le monde de parler publiquement de son crime. C'est par cette raison que jamais Despreaux ne fut blâmé d'avoir parlé de Rolet.

Si on ne considère dans Rousseau que le poète on trouvera que mr de V.n'en doit point être jaloux, leur carrière est différente. L'auteur d'un poème épique n'a rien à démêler avec l'auteur des odes, des épîtres, et des épigrammes. Mr de V. a seulement dit que de ces odes, de ces épigrammes et de ces épîtres les premières en ont été fort goûtées et les dernières fort méprisées.

Voilà ce que la plus saine partie du public a pensé aussi bien que l'auteur du Temple du goût; j'ai entendu souvent des personnes dire à d'autres, ‘n'avouez vous pas que l'Equivoque de Despreaux n'est pas digne de l'auteur de l'Art poétique? ne trouvez vous pas que Pavillon est un auteur très faible? ne convenez vous pas que la Motte qui était un homme de beaucoup d'esprit a fait en dernier lieu de très méchants vers? n'avez vous pas été ennuyé à la lecture des dernières odes de Rousseau à l'empereur, au roi d'Angleterre? et n'avez vous pas imité ces monarques qui ne les ont pu lire une seconde fois?’ On répondait, ‘tout cela est vrai, mais nous ne voulons pas qu'on nous l'apprenne’.

Je crois qu'une des causes secrètes du soulèvement du public vient de ce que l'ouvrage de mr de V. a été fait dans une société de gens choisis qui pensants tous ensemble vont quelquefois plus loin que le public en matière de jugements. Il est vrai que ce public pense toujours juste avec le temps, et qu'il arrive au véritable but, mais il ne veut pas qu'on l'avertisse qu'il n'y est pas encore, ou bien il le faut avec tout le ménagement qu'exige l'amour propre d'un juge tel qu'un lecteur que l'on veut instruire. Un des grands secrets de mr Bayle pour la conviction était je crois de ne mener les esprits à des décisions qu'en leur proposant comme des doutes; ainsi je suis persuadé que si la forme du Temple du goût eût été plus adroite et aussi flatteuse pour l'amour propre qu'elle est agréable à l'esprit on ne se fût point révolté contre un ouvrage si brillant et où il n'y a presque rien qui ne soit vrai.

Toute la mauvaise humeur est donc venue de ce qu'on a cru que mr V. voulait parler en maître. Je ne veux pas examiner s'il est en droit de le faire, mais je sais qu'il ne fait que rendre compte au public peu instruit des sentiments du public éclairé, et qu'il a déclaré lui même qu'il n’était que le secrétaire des gens de bon goût; c'est une chose singulière de voir que presque tout le monde était de son avis dans le cemps même qu'on s'est le plus révolté contre lui. Peut on trouver ailleurs la cause de cette contradiction que dans l'envie de ceux qui se croient ses confrères et dans le secret mécontentement que les hommes même les moins jaloux ont toujours d'un succès un peut trop brillant, dans la pente qu'ils ont à croire seulement les calomnies des gens du métier, gens implacables à qui mr de V. n'a jamais fait d'autre mal que d'avoir réussi, et de s’être fait lire; il est l'architecte d'un temple où ils n'ont pu entrer, et ils en parlent mal sous prétexte que ceux qu'il y a introduits n'y sont pas bien placés. On les entend volontiers calomnier un homme vivant qui a osé décider du mérite des grands hommes morts, qu'ils calomnieraient de même impunément s'ils avaient le même tort qu'a notre auteur qui est de vivre encore.

Il est bien étrange que ceux qui travaillent avec succès pour le plaisir de leurs contemporains ne puissent pas même jouir de la sécurité dont jouissent ceux qui les ennuient. Je ne parle pas de la réputation. Jamais auteur n'a pu de son vivant l'obtenir toute entière et comme il le méritait, c'est une injustice de tous les siècles et de toutes les nations, mais il appartiendrait à un siècle aussi sage que le nôtre et à une nation aussi polie que l'est la nation française de se signaler entre toutes les autres et de faire un prodige de justice, d'applaudir au mérite vivant, de ne pas écouter des calomnies dont tous les siècles ont été la dupe, de mettre sous sa protection un écrivain qui a fait la Henriade, l'histoire de Charles XII, des tragédies qui ont assurément un autre mérite que celui de la représentation, et qui est capable encore des plus grands et des plus beaux ouvrages, un écrivain qui n'a jamais été que critique et non pas satirique, qui n'est haï que de ceux qui envient le succès de ses veilles, et qui ne connaissent pas sa personne, enfin un écrivain que tout étranger et tout Français qui n'est point auteur considèrent comme un de ceux qui écrit aujourd'hui avec le plus de noblesse, de précision, talent aussi rare qu'il est admirable et dont il ne partage la gloire qu'avec une douzaine d'auteurs anciens & modernes, auteurs qui feront à jamais le plaisir et l'instruction de la postérité comme ils feront toujours la gloire des pays où ils ont vécu, presque inconnus, ou peu considérés.

Ne laissons donc pas à nos neveux le soin de notre reconnaissance, comme nos pères nous ont laissé celui de reconnaître entièrement le mérite de cinq ou six auteurs divins qu'ils regardaient à peine comme de grands hommes parce qu'ils vivaient avec eux.

Voilà mr ce que je pense du Temple du goût, de la manière dont le public l'a reçu et en général des ouvrages d'un homme que j'aime presque autant qu'il est estimable. Ce qui me le fait aimer n'est point l'assemblage de plusieurs talents dispersés dans les autres et qui même s'excluent réciproquement; je ne lui tiens pas tant de compte d’être à la fois grand poète et homme qui sait penser, d’être aussi grave dans l'histoire que mr de Thou et en même temps aussi aimable dans la conversation que Chaulieu l'est dans ses écrits, enfin d'avoir l'esprit plein de grâce et d'une trempe philosophique que d’être d'un commerce excellent, d'avoir un cœur tendre, bienfaisant, et de sentir tout le prix de l'amitié que l'on sent pour lui; celle que je lui porte est aussi vive que la malignité de ses ennemis, aussi désintéressée que l'admiration que vous et la plus saine partie du public avez pour ses talents; vous n'en avez parlé mille fois mieux que moi mr que parce que je crois que l'on ne sent le vrai mérite et que l'on n'en parle bien qu’à proportion de celui que l'on a.