1731-05-15, de — Gourdon de Bacq à Le Nouvelliste du Parnasse.

Vous êtes, monsieur, ami de m. Arouët de Voltaire; la manière ingénieuse dont vous deffendez sa dernière tragédie, quelque défectueuse qu'elle soit, est une preuve de votre complaisance pour la personne & pour les écrits de cet auteur.

Vous ne désapprouvez pas qu'on vous écrive, & nous promettez d'insérer les lettres que vous recevez dans vos nouvelles; souffrez, monsieur, que j'use de la liberté que vous accordez à tout le monde dans votre quatorzième lettre du tome premier. Je me plains de monsieur de V. & je crois que vous êtes trop équitable pour ne pas publier les justes motifs de mes plaintes.

Que m. de V. soit grand versificateur, ou grand poète, peu m'importe. Mais son peu de modération & l'injustice de ses critiques me révoltent. Je le vois en toute occasion s'acharner contre feu m. de Campistron, presque le seul auteur tragique depuis Racine: dans une brochure, il l'appelle le pauvre m. de Campistron, en citant ces vers de Tiridate.

Si je te revoïois, redoutable Princesse,
J'aurois jusques ici vainement combattu.
Il est comme à la vie un terme à la vertu.

La critique qui tombe sur ce dernier vers, dont, à la vérité, l'expression est louche, attire à l'auteur l'injure de pauvre m. de Campistron.

D'où m. de V. a-t-il pris qu'il lui était permis de se servir d'un terme si familier, ou pour mieux dire, si offensant? d'un terme, qui, selon l'usage ordinaire, rassemble toutes les marques de mépris qu'on peut donner à un auteur. La critique dont le misérable Dassouci se plaint, n'est pas à beaucoup près si amère.

Et jusqu’à Dassouci tout trouva des lecteurs.

M. de V. a-t-il connu ce pauvre m. de Campistron dont il parle avec tant d'impolitesse & d'indécence? Sait il que ce pauvre homme avait l'honneur d’être admis, sans qu'il lui en coutât des bassesses, à la cour de madame la dauphine de Bavière? Sait il que ce pauvre homme a passé presque toute sa vie, soit à la cour, soit à la guerre, avec tout ce que la France a eu de grand & de respectable? en sorte qu'il pouvait dire comme Abradate:

Dans les jeux de la Cour, dans l'horreur des combats,
J'ai depuis mon enfance accompagné ses pas:
Et quand dans les périls il s'est comblé de gloire,
Mes yeux ont de si près éclairé la victoire,
Qu'aux plus fiers ennemis allons porter l'effroi,
Sa valeur n'eut souvent d'autre témoin que moi.

Voilà au combat de Stinkerque la situation de celui que m. de V. traite de pauvre homme; qu'il avoue du moins qu'en cette occasion, ce pauvre homme peint avec assez de grandeur & de justesse.

Mais je veux bien que m. de V. ait ignoré la considération dont m. de C. a été redevable à ses aimables qualités. Il ne peut assurément ignorer, comme poète tragique, l'histoire du théâtre: à la retraite de Racine, ce fut m. de Campistron qui eut en quelque façon la gloire de consoler la cour & Paris d'une si grande perte. Les tragédies d'Arminius, d'Andronic, d'Alcibiade & de Tiridate, publiées de suite, & dont le succès fut aussi prodigieux qu'il a été durable, firent dans ces temps là les délices de tout le monde, & font encore depuis plus de quarante-cinq ans, l'agréable amusement des honnêtes gens. J'excepte cependant un certain nombre de nouveaux prétendus connaisseurs.

Neuf éditions de ses œuvres dramatiques faites à Paris pendant la vie de l'auteur, sans compter celles de Hollande; des traductions de la plupart de ses pièces en des langues étrangères; un succès toujours égal sur nos théâtres, semblent, malgré les faux jugements de m. de Voltaire, assurer l'immortalité aux tragédies de m. de C.

Etait on sans goût, sans sentiment, sans connaissance il y a environ quarante-cinq ans? ou est on devenu sage, pénétrant, judicieux, habile, depuis 15 ou 20 années? Voilà une étrange question: oserait on devant nos modernes, prononcer en faveur du siècle de Louis XIV & soutenir hardiment que c’était le siècle d'or pour les lettres, & que le bon goût a presque péri? La preuve n'en serait pas difficile; mais il ne faut pas perdre de vue notre modeste adversaire.

Dans la préface de son Brutus, m. de V. se déchaîne encore contre m. de C. & cite Alcibiade, pièce, dit il, très suivie, mais faiblement écrite. Comme ce dernier terme est vague, & qu'il ne saurait fixer le genre de style qui convient à la versification tragique, on ne s'arrêtera pas à examiner ce qu'il entend par la faiblesse du style. On dira en passant à m. de V. que de ce côté il est un très mauvais modèle.

M. de V. se plaint de ce que l'amour domine dans nos tragédies, il n'est pas le premier à qui cela n'a pas plu, mais c'est un usage établi il faut le souffrir: il cite pour exemple du ridicule & des petitesses de l'amour, ces vers d'Alcibiade, qui commencent:

Ah! lorsque pénétré d'un amour véritable, &c.

‘On a, dit-il, admiré long-temps ces mauvais vers que récitoit d'un ton séduisant l'Esopus du dernier siècle.’

Que m. de V. bannisse donc les peintures de l'amour & les faiblesses du théâtre; qu'il fasse plus, qu'il change le caractère du voluptueux Alcibiade, & qu’à sa place, il substitue quelqu'un de ses héros, Philoctete, Varus, personnages romanesques & si ressemblants, qu'on pourrait n'en faire qu'un, tous deux fanfarons, & aussi doucereux que des héros d'opéra.

S'il faut adopter une critique si dure, que deviendront les héros de Racine? que deviendra notre spectacle? sera-t-il réduit à la seule & à l'inimitable Athalie?

Voilà ce qu'on appelle prononcer bien hardiment. Ces vers, répond on, sont poétiquement bons. On les maintiendra tels, jusqu’à ce qu'on ait fait voir ce qui les rend si mauvais. Les sentiments en sont petits; soit, mais les termes, les rimes & la cadence en sont très justes. Ceux qui suivent relèvent bien Alcibiade, & sont fort beaux.

Pour effacer des traits honteux à ma mémoire,
D'un pas plus assuré courir après la gloire, &c.

On pourrait rendre à m. de Voltaire versi, per versi, comme disent les italiens, mais on le laisse jouir paisiblement de sa gloire poétique; il permettra qu'on lui dise qu'un peu de modestie ne lui siérait pas mal. Qu'il s'applique sagement ces vers d'Alcibiade:

Mes erreurs n'ont fait que trop de bruit, &c.

et qu'il apprenne à parler avec plus de circonspection d'un auteur dont il ne dédaigne pas quelquefois les pensées & même les expressions.

Je suis, monsieur, votre, &c.