1772-05-16, de Jean François de La Harpe à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Rien ne fait plus d'honneur au Mercure que l'intérêt que vous voulez bien y prendre.
Il serait à souhaiter que cet exemple engageât les gens de lettres les plus distingués à concourir à la perfection d'un ouvrage d'autant plus intéressant pour eux que c'est une espèce de patrimoine littéraire où tous ont également des droits. Le Mercure est encore, malgré tout ce qui lui manque, le plus varié & le plus utile des ouvrages périodiques. J'avoue qu'on a porté jusqu'à l'excès l'abus de cette espèce d'ouvrage aujourd'hui trop multiplié. Ce qui dans son origine était destiné à instruire le public, est employé trop souvent à le tromper. Je sais bien que le nombre des journaux a dû croître avec l'étendue de nos connaissances & les objets de notre curiosité. Il n'est pas possible qu'un seul ouvrage & un seul auteur puissent suffire à les analyser, & pour décider qu'un homme est à peu près un sot, c'en serait assez de savoir qu'il se charge de prononcer magistralement tous les huit jours non seulement sur tous les travaux de la littérature & des arts depuis la tragédie jusqu'à la satyre, & depuis la physique jusqu'à la gravure, mais même sur le mérite personnel de tous les écrivains & de tous les artistes, & sur ce qu'ils sont capables de faire ou de ne pas faire dans tout le cours de leur vie. Je conviens qu'il a fallu que les auteurs qui se chargent de mettre les provinces au courant des nouveautés dont la capitale est le centre, se partageassent les différents objets sur lesquels s'exercent les sciences & les arts. Plusieurs de ces journaux n'ont point dégénéré de leur première institution. Ceux de Basnage, de Bernard, de Baile étaient des dissertations aussi travaillées qu'instructives sur des ouvrages de littérature grave, d'érudition & de philosophie. Loin d'être destinés à amuser les oisifs ignorants, ils étaient faits pour occuper les hommes instruits. Le Journal des savants leur a succédé, & son titre n'est point un mensonge, il est en effet rédigé par des savants respectables sous les yeux du chef de la justice. Il ne s'est point écarté de son but. La littérature agréable & d'imagination y tient peu de place, & cette place est très bien remplie par un homme de lettres qui a autant d'honnêteté que de goût, & qui est aujourd'hui un de vos confrères à l'académie.

Nous avons eu pendant quelque temps une Gazette littéraire que vous honoriez de votre correspondance, & qui avait le mérite de nous faire connaître ce que la littérature des peuples étrangers a de plus intéressant & de plus curieux. Ce journal utile & important qui demandait beaucoup de connaissances & de lumières de la part des rédacteurs, & beaucoup de secours de la part du gouvernement, nous a fourni huit volumes qui forment une collection précieuse à beaucoup d'égards, & doivent faire honneur au goût & aux talents des deux hommes de lettres à qui l'on en est redevable.

Quant au Mercure, il a été de tout temps le dépôt de toutes les espèces de nouveautés que la capitale peut transmettre aux provinces. Il est susceptible de tous les tons & de tous les objets. Il a été souvent entre les mains de gens de lettres d'un vrai mérite, & on doit lui rendre cette justice, qu'il n'y a peut-être point d'exemple depuis le commencement de ce siècle qu'aucun écrivain d'un talent reconnu y ait été maltraité, ni qu'on ait jamais manqué à la décence & aux égards envers ceux qu'on y a critiqués.

Ces égards si indispensables n'ont pas toujours été observés dans d'autres journaux, c'est que malheureusement les auteurs de ces journaux n'étaient pas de véritables gens de lettres, & c'est là un très grand abus qui peut-être est la source de tous les autres. Il serait à souhaiter que tous les écrivains n'eussent pour juges de ce genre que des confrères avoués qui aient fait preuve de talent & jouissent d'une réputation méritée, qui se devant quelque chose à eux mêmes, n'oublient jamais ce qu'on doit aux autres, & puissent craindre de compromettre leur jugement & leur considération. Mais à quoi faudrait il s'attendre, si par malheur on était jugé par des hommes qui n'auraient rien à perdre, & qui ne pouvant pas se faire un état de la culture des lettres, qui n'est pas à la portée de tout le monde, auraient recours à la misérable ressource de se faire satiriques en prose, ce qui est à la fois le plus facile & le dernier de tous les métiers.

On ne peut pas se dissimuler combien toute la bonne compagnie de Paris & des provinces, & cette foule d'hommes éclairés dont la France est remplie, combien cette classe distinguée pour qui surtout l'on devrait écrire, est fatiguée de tant de rapsodies périodiques, où l'on n'apprend jamais rien, si ce n'est à mépriser leurs auteurs, de tant d'adulation & de satires également dégoûtantes, de toutes ces compilations menstruelles ou hebdomadaires qui diffèrent par le titre & se ressemblent par l'ennui, enfin de tant d'écrivains sans esprit qui rendent compte de l'esprit des autres. C'est ce dégoût même qui a contribué peut-être à procurer un accueil plus favorable à quelques fragments d'une meilleure littérature qui ont été séparés de la foule, & ont attiré les regards des connaisseurs.

Vous avez paru satisfait, monsieur, ainsi que le public, des morceaux de critique que j'ai hasardés de temps en temps dans le Mercure, & auxquels je suis loin d'attacher de l'importance. S'ils ont eu quelque succès, je crois en être redevable aux principes que j'ai suivis, & dont j'aime à vous rendre compte.

J'ai toujours cru qu'un critique honnête ne devait jamais avoir d'autre but que d'instruire. S'il veut offenser & humilier, il est odieux; s'il veut flatter, il est insipide, s'il veut tromper, il est vil, s'il réunit ces trois vices, il est infâme.

Quand les intentions sont pures, le style est décent. Ils mentiraient ceux qui en écrivant des grossièretés & des injures se diraient animés du zèle de la vérité.

Vous avez à parler ou d'un écrivain supérieur, ou d'un homme médiocre, ou d'un homme sans talent qui écrit par manie ou par besoin, vous devez au premier du respect, à l'autre des égards, au dernier de l'indulgence.

S'il est question d'un ouvrage excellent, d'un bon ouvrage, plus vous mêlerez d'observations aux louanges, plus vous éclairerez le lecteur & servirez le bon goût sans blesser l'auteur. Le ton de l'admiration vraie, se fera sentir jusques dans vos censures, & l'homme supérieure vous permet tout, dès que vous l'avez mis à sa place.

Si l'ouvrage & l'auteur sont médiocres, votre tâche devient plus difficile. Vous avez affaire à un amour propre tremblant, à une conscience alarmée. Si vous ne lui accordez de mérite que ce qu'il en a, il sera mécontent. Votre devoir n'est pas de le contenter, mais de faire en sorte qu'il n'ait pas droit de se plaindre. Le public & la vérité méritent plus de respect que lui, & rien n'est si funeste que les encouragements donnés au mauvais goût. Servez vous de ce qu'il y aura de bon dans l'ouvrage pour éclairer l'auteur sur ce qu'il y a de mauvais. S'il est susceptible d'émulation & de progrès, il en profitera sans peut-être vous aimer davantage. S'il ne voit rien au delà de ce qu'il a fait, il se plaindra tout seul.

Enfin s'il s'agit d'une de ces productions dont la foule est innombrable, & que cent cinquante ans de lumières font naître avec une facilité si malheureuse, comme la chaleur fait éclore les insectes, il n'y a qu'une ressource. Peut-être y a t-il deux bonnes pages dans un volume. Tâchez de les trouver, & citez les sans parler du reste. Si rien n'est digne des regards du lecteur, alors n'en parlez pas, à moins que ce ne soit une matière à des réflexions utiles au goût. Mais en général toutes les fois qu'il n'y a rien à louer, le meilleur est de garder le silence. La louange est la partie douce & consolante de la pénible fonction de juger.

La plaisanterie est une autre partie bien délicate. Il ne faut se la permettre que contre ceux qui ont voulu offenser. La plaisanterie est la vengeance de la supériorité, & la punition du scandale littéraire.

Si l'on répond à vos censures, & que l'adversaire & l'ouvrage méritent une réplique, une discussion approfondie, une question traitée avec politesse, honore les parties contendantes. Si l'on descend aux injures, laissez la haine se débattre contre le mépris.

Peut-être aurez vous à parler d'un homme connu pour votre ennemi. Gardez que personne loue plus franchement que vous tout ce qu'il aura de louable, & n'épuisez pas la critique sur ce qui sera répréhensible. Qu'il soit bien évident que vous ne vous servez pas de tous vos avantages. Vous seul n'avez pas le droit d'être le plus sévère de ses lecteurs.

Il arrive quelquefois qu'un critique annonce dès les premières lignes une haine emportée, & prononce ensuite du ton d'un juge, après avoir déclamé du ton d'un ennemi. C'est l'aveuglement d'une passion furieuse, qui pourvu qu'elle s'exhale ne se soucie pas d'en imposer.

Vous donnez, monsieur, des leçons bien sages, & bien éloquentes à ceux qui s'exposent à devenir par état & par caractère les ennemis de tous les talents, de tous les succès, de toutes les réputations. Vous vous êtes souvent élevé dans votre juste indignation contre ces organes de l'envie, de la haine & de l'injustice. Mais n'avez vous jamais été tenté de les plaindre? Ah! monsieur, qu'il y a loin du plaisir d'admirer, de sentir le génie, au malheur de la haïr! Quel sort de s'être condamnés à détester tout ce que les autres hommes aiment & révèrent, de trouver sa punition partout où les autres trouvent une jouissance, de ne pouvoir prononcer qu'avec fureur des noms que l'on prononce partout avec enthousiasme, de poursuivre toujours de si loin des hommes qui s'avancent à pas de géant dans la carrière de la gloire, & de combattre avec une voix faible & impuissante la renommée qui répond avec ses cent voix? Convenez, monsieur, que Gravina a eu bien raison de dire que l' envieux n'est jamais libre, mais qu'il est l'esclave du génie qui le traîne partout sur ses pas.

Vous daignez me parler, monsieur, des obstacles & des chagrins de toute espèce que mes ennemis m'ont suscités. Il est vrai qu'ils m'ont poursuivi avec un acharnement qui ne s'est pas démenti depuis Warvic jusqu'à l'éloge de Fénelon. Je sais qu'ils se flattaient de parvenir à me décourager entièrement, & qu'ils s'en sont même vantés. Mais si tel était leur dessein, ils ont bien mal réussi. Leurs emportements & leurs excès n'ont servi qu'à intéresser en ma faveur ce public honnête & impartial qui s'indigne de la persécution & de l'injustice. Ce public a été révolté du projet si odieux & si manifeste d'étouffer un jeune homme qui n'opposait à la fureur de ses ennemis qu'une conduite irréprochable, le courage, le travail, & des ouvrages où les âmes bien nées aiment à retrouver leurs sentiments & leurs principes. Il m'a pardonné quelques productions précipitées qui échappent à la première effervescence de la jeunesse, en faveur des efforts qu'il m'a vu faire pour lui offrir des écrits mieux conçus & plus travaillés. Enfin accueilli dès mes premiers pas par tout ce que la nation à de plus illustre dans tous les genres, honoré du suffrage public des principaux membres de l'académie & de la littérature, honoré surtout du vôtre & de vôtre amitié constante, je marche avec fermeté dans cette pénible route où l'on me préparait tant d'écueils. Votre voix m'y soutient encore. Puisse t-elle s'y fair entendre longtemps! Puisse le Sophocle des Français finir comme le Sophocles des Grecs, par un chef d'œuvre, & finir plus tard que lui!

J'ai l'honneur d'être, &c.