1772-11-20, de Bernard Joseph Saurin à Voltaire [François Marie Arouet].

Le bruit avait couru, mon cher confrère, que vous veniez à Paris: le beau jour de fête que c'eût été! Quel plaisir ceux qui ne connaissent que vos ouvrages auraient eu de voir et d'entendre le grand homme qu'ils sont si charmés de lire, et qu'ils vont applaudir au théâtre avec transport! Mais on m'assure que ce bruit n'a point de fondement et qu'on nous a flattés d'un vain songe.
Quel inconvénient y aurait il donc, que vous vinssiez, du moins, pour un temps, jouir de votre gloire et consoler vos amis? Je suis persuadé que votre arrivée, ici, serait une époque mémorable pour vous et pour les lettres et que l'espèce de triomphe dont Paris vous honorerait vaudrait bien celui de Pétrarque à Rome.

D'Athènes brillante rivale,
Souveraine des arts, chez elle florissants,
De l'empire des lys l'auguste capitale
S'enorgueillit de tes talents,
Pourquoi donc t'exiler des lieux qui t'ont vu naître,
Lieux honorés par tes travaux,
Où malgré l'envie et les sots
Nos plus grands écrivains t'ont proclamé leur maître?
De ton chef d'œuvre le plus beau
Quand le charme toujours nouveau
Aux jeux de Melpoméne en foule nous attire,
Des transports qu'Orosmane inspire
Nos cours te voudraient pour témoin,
Et vivement pressés d'un si noble besoin
Nous pleurons à la fois ton absence et Zaïre.
Tu fuis, me diras tu, ces faux amis de dieu
Dont le zèle hypocrite et l'âme atrabilaire
Dès ce monde condamne au feu
Tout grand homme qui nous éclaire.
Loin des traits que leur haine a forgés contre toi
D'un ostracisme volontaire
Tu t'impose la dure loi:
Hélas! à ton heure dernière
C'est donc une étrangère main
Qui te fermera la paupière.
Voltaire loin de nous finira son destin
Quand au poids de ses ans il faudra qu'il succombe,
Quand il dépouillera ce qu'il eut de mortel,
C'est loin de ses amis que s'ouvrira sa tombe
Qui sera bientôt un autel.

Je vous envoie l'anglomane. C'est l'orpheline léguée que j'ai mise en un acte et le public a paru voir avec plaisir. Si vous lui accordé votre suffrage sublimi feriam sidera vertice.