1752-06-13, de Voltaire [François Marie Arouet] à Chrétien Guillaume de Lamoignon de Malesherbes.

Monsieur,

J'apprends que vous avez retiré la permission qu'avait un homme de Lettres nommé je croi Fréron de publier toutes les semaines des nouvelles littéraires à Paris, et que c'est en punition de quelques calomnies qu'on dit qu'il a insérées contre moi dans ses feuilles périodiques.
Tous les honnêtes gens monsieur doivent vous avoir obligation d'arrêter le cours de cette licence qui a longtems déshonoré la littérature française si respectable d'ailleurs et si respectée dans l'Europe. Cette brutalité poussée impunément aux derniers excès et dont j'ai été si longtems la victime, a été en partie une des raisons qui m'ont fait quitter ma patrie. Je n'ai jamais vû l'auteur dont il est question ni lû aucune & ses feuilles, mais on me mande que c'est un homme mal à son aise et chargé de plusieurs enfans qui ne vit que de son travail, et à qui le débit de ses feuilles produisait un petit revenu: oserais-je monsieur, ajouter aux remercimens que je vous dois sur la justice que vous avez faite, mes très humbles prières en faveur d'un homme de lettres qui se trouve à mon occasion dans un état malheureux? Il n'y a pas d'apparence qu'il abuse contre d'autres personnes de la permission que vous pourriez lui rendre. Le bon ordre que vous avez mis dans la librairie, et les bienséances dont cet auteur sentira sans doute le prix, le contiendront dans les bornes d'une critique honnête et permise. Je n'ai d'autre droit auprès de vous Monsieur, pour obtenir cette grâce, que le mal qu'il m'a voulu faire et la bonté généreuse que vous avez eûe de le réprimer; mais souffrez que j'ose emploier ces raisons là même pour vous supplier très humblement de vouloir bien lui pardonner. Je vous aurai eû une double obligation dans cette petite affaire, et je joindrai d'ailleurs toute ma vie les sentimens de reconnaissance à tous ceux avec lesquels j'ai l'honneur d'être,

Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

Voltaire