1768-09-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Ma foi, mon ami, tout le monde est charlatan.
Les Ecoles, les académies, les compagnies les plus graves, ressemblent à l'apoticaire Arnoud dont les sachets guérissent toutte apoplexie dès qu'on les porte au cou; et à Mr Le Lievre qui vend son beaume de vie à force gens qui en meurent.

Les jésuites eurent il y a quelques années un procez avec les droguistes de Paris pour je ne sais quel Elixir qu'ils vendaient fort chèrement, après avoir vendu de la grâce suffisante, qui ne suffisait point, tandis que les jansénistes vendaient de la grâce éfficace qui n'avait point d'éfficacité. Ce monde est une grande foire où chaque Polichinelle cherche à s'attirer la foule; chacun enchérit sur son voisin. Il y en a un dans nôtre pays qui a découvert que les âmes des puces et des moucherons sont immortelles, et que tous les animaux ne sont nés que pour ressusciter. Il y a des gens qui n'ont pas de si hautes espérances. J'en connais même qui ont peine à croire que les Polypes d'eau soient des animaux. Ils ne voient dans ces petites herbes qui nagent dans des mares infectes rien autre chose que des herbes, qui renaissent comme toute autre herbe quand on les a coupées. Ils ne voient point que ces herbes mangent de petits animaux; mais ils voient ces petits animaux entrer dans la substance de l'herbe et la manger.

Les mêmes incrédules ne pensent pas que le corail soit un composé de petits poucerons marins. Feu mr de la Faye disait qu'il ne se souciait nullement de savoir à fonds l'histoire de tous ces gens là, et qu'il ne fallait pas s'embarasser des personnes avec qui on ne peut jamais vivre.

Mais nous avons d'autres génies bien plus sublimes. Ils vous créent un monde aussi aisément que l'abbé de La Teignant fait une chanson. Ils se servent pour cela de machines qu'on n'a jamais vues. D'autres viennent ensuitte qui vous peuplent ce monde par attraction. Un songecreux de mon voisinage a imprimé sérieusement qu'il jugeait que notre monde devait durer tant qu'on ferait des systèmes, et que dès qu'ils seraient épuisez ce monde finirait. En ce pas nous en avons encor pour longtemps.b

Vous avez très grande raison d'être étonné que dans l'homme aux quarante écus on ait imputé au grand calculateur Harvey le système des œufs; il est vrai qu'il y croyait; & même il y croyait si bien, qu'il avait pris pour sa devise ces mots, tout vient d'un œuf. Cependant en assurant que les œufs étaient le principe de toute la nature, il ne voyait dans la formation des animaux que le travail d'un tisserand qui ourdit sa toile. D'autres virent ensuite dans le fluide de la génération une infinité de petits vermisseaux très sémillants. Quelque temps après on ne les vit plus; ils sont entièrement passés de mode. Tous les systèmes sur la manière dont nous venons au monde ont été détruits les uns par les autres. Il n'y a que la manière dont on fait l'amour qui n'a jamais changé.

Vous me demandez à propos de tous ces romans, si dans le recueil du Lapon qu'on vient d'imprimer à Lyon, on a imprimé ces lettres si étonnantes où l'on proposait de percer un trou jusqu'au centre de la terre, d'y bâtir une ville latine, de disséquer des cervelles de Patagons pour connaître la nature de l'âme, & d'enduire les corps humains de poix résine pour conserver la santé; vous verrez que ces belles choses sont très adoucies & déguisées dans la nouvelle édition. Ainsi il se trouve qu'à la fin du compte c'est moi qui ai corrigé l'ouvrage . . . . Ridiculum acri fortius ac melius magnos plerumque secat res.

Ce qu'on imprime sous mon nom me fait un peu plus de peine. Mais que voulez vous! je ne suis pas le maître. Monsieur l'apothicaire Arnoud peut il empêcher qu'on ne contrefasse ses sachets? Adieu. Qui bene latuit bene vixit.