à Potsdam 11 mars [1752]
Mon divin ange, madame d'Argental était donc là en grande loge? elle se porte donc bien?
Voylà une nouvelle pour moy qui vaut bien celle du succez passager de Rome sauvée. Je connais mon public, l'entousiasme passe, il n'y a que L'amitié qui reste. Aujourduy on bat des mains, demain on se réfroidit, après demain on lapide. Cimon et Miltiade n'ont pas plus essuyé l'inconstance d'Athenes que moy celle de Paris. Je relisais hier Oreste, je le trouvais baucoup plus tragique que Ciceron, et cependant quelle différence dans l'acceuil! Si j'avais été à Paris ce caréme, on m'aurait siflé à la ville, on se serait moqué de moy à la cour, on aurait dénoncé le siècle de Louis 14 comme sentant l'hérésie, téméraire, et mal sonnant. Il aurait fallu aller se justifier dans l'antichambre du lieutenant de police, les exempts auraient dit en me voyant passer, voylà un homme qui nous apartient; le poète Roy aurait béguaié à Versailles que je suis un mauvais poète et un mauvais citoien, et Hardion aurait dit en grec et en latin chez m. le dauphin qu'il faut bien se donner de garde de me donner une chaire au collège roial. Mon cher ange qui bene latuit bene vixit. Mais ma destinée était d'être, je ne sçai quel homme public, coeffé de trois ou quatre petits bonnets de laurier, et d'une trentaine de couronnes d'épine. Il est doux de faire son entrée à Paris sur son âne mais au bout de huit jours on y est fessé. Il faut qu'un ménétrier qui joue dans cet empirée là, ait pour luy Jupiter ou Vénus, sans quoy il passe mal son temps. Je n'envie point assurément le nectar qu'on a versé aux Duclos, aux Crebillons, ny le petit verre qu'on a donné aux Montcriffes, mais je voudrais qu'on ne me donnast pas une éponge avec du vinaigre.
Pourquoy diable arrêter le siècle de Louis 14 dans le temps qu'on imprime chez Granger les lettres juives? Il est assez bizarre que l'empereur comme je l'ay déjà dit, me donne un privilège pour dire que Leopold était un poltron, et que je n'aye pas en France la permission tacite de prouver que Louis 14 était un grand homme. Franchement cela indigne. Il faut donc faire l'histoire des mœurs du 18èmesiècle? Esce qu'il ne se trouvera pas quelque bonne âme qui fera rougir les pédants de leur pédanterie, et les sots de leur sottise? esce qu'il n'y aura pas quelque voix qui criera parate vias domini? Où est l'intrépide abbé Chauvelin? Tu dors Brutus! Vous ne me dites rien, mon ange, de ces deux Chauvelins, ils sont pourtant de l'ancienne république, ils aiment les lettres, ils aiment et disent la vérité, ils sont courageux comme de petits lions. Lâchez les sur les sots.
Vous m'avez bien consolé en me disant que madlleGossin n'était plus fâchée contre moy. Dites luy que cette nouvelle m'a fait plus de plaisir que le cinquième acte n'en a fait au parterre. J'aime tendrement mademoiselle Gossin malgré mes cheveux blancs, et la turpitude de mon état.
Adieu mon cher ange, je ne croiais pas tant écrire, je n'en peux plus. Mais qui eût dit que ce gros cochon de mylord Tirconnel si frais, si fort, si vigoureux, serait à l'agonie avant moy? C'est bien pis que d'avoir des tracasseries pour son siècle. O vanité, o fumée! Qu'esce que la vie? Madame morte à 22 ans! Adieu mon ange, portez vous bien et aimez moy et écrivez moy. Avez vous vu certaine préface? Elle est vraiment scientifique.
V.