1764-11-24, de Voltaire [François Marie Arouet] à François Louis Claude Marin.

Si jamais, Monsieur, quelque homme de Lettres vient vous dire que son métier n'est pas le plus ridicule, le plus dangereux, le plus misérable des métiers, aiez la bonté de m'envoyer ce pauvre homme. Il y a tantôt cinquante ans que je puis rendre bon témoignage de ce que vaut la profession. Un de ses revenants bons, est que chaque année on m'a imputé quelque ouvrage ou bien impertinent ou bien scandaleux. Je suis dans le cas du célèbre Mr Arnoud, et de l'illustre Mr Le Liévre, deux braves apoticaires, dont on contrefait tous les jours les sachets et le beaume de vie. On débite continuellement sous mon nom de plus mauvaises drogues. On a fabriqué une histoire de la guerre de 1741 avec mon nom à la tête. Je ne sçais quel fripier prétend avoir trouvé mon portefeuille, il a donné hardiment un recueil de vers tirés du Mercure, et cela est intitulé mon portefeuille retrouvé.

Mr Robinet, que je n'ai pas l'honneur de connaitre, a fait imprimer mes lettres secrètes, qui, si elles sont secrètes ne devaient pas être publiques; et Monsieur Robinet ne fera pas assurément fortune avec mes prétendus secrêts.

En voicy un autre qui donne mes oeuvres philosophiques, et ces oeuvres sont d'abominables rogatons, imputés autrefois à la Métrie, et indignes même de lui.

Quel remède à tout celà, s'il vous plait? Je n'y vois que celui de la patience; autrefois je m'en fâchais, j'ai pris le parti d'en rire. Je ne puis imiter les charlatans qui avertissent le public de se donner de garde de ceux qui contrefont leur élixir. Il faut subir cette destinée attachée à la littérature. Il est très inutile de se plaindre au public qui n'a jamais plains personne, et qui ne songe qu'à s'amuser de tout.

Il faut qu'un homme de Lettres se prépare à passer sa vie entre la calomnie et les siflets. Si vous vous plaignez à vôtre ami du libelle fait contre vous, il vous demande vite où on le vend. Si vous êtes affligé qu'on vous impute un mauvais ouvrage, il ne vous répond pas, et il court à l'opéra comique. Si vous lui dites qu'on n'a pas rendu justice à vos derniers vers, il vous rit au nez. Ainsi le mieux est toujours de rire aussi.

Je ne sçais si vôtre Duchéne s'appelle André ou Gui; mais soit Gui soit André, il a impitoiablement massacré mes Tragédies. Il les a imprimées comme je les ai faites, avec des fautes innombrables de sa part, comme moi de la mienne. De toutes les républiques celle des Lettres et sans contredit la plus ridicule.