1737-01-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Respectable amy je vous dois compte de ma conduite.
Vous m'avez conseillé de partir, et je suis party, vous m'avez conseillé de ne point aller en Prusse, et je n'y ay point été. Voicy le reste que vous ne savez pas. Roussau aprit mon passage par Bruxelles, et se hâta de répandre et de faire insérer dans les gazetes que je me réfugiois en Prusse, que j'avois été condamné à Paris à une prison perpétuelle etc. Cette belle calomnie n'ayant pas réussy il s'avise d'écrire que je prêche l'athéisme à Leide. Là dessus il forge une histoire, et on envoye ces contes bleus à Paris, où sans doute la bonté du prochain ne les laissera pas tomber par terre. On m'a renvoyé de Paris une des lettres circulaires qu'il a faites écrire par un moine défroqué qui est son correspondant à Amsterdam. Ces calomnies si réitérées, si acharnées et si absurdes ne peuvent icy me porter coup, mais elles peuvent baucoup me nuire à Paris. Elles m'y ont déjà fait des blessures, elles rouvriront les cicatrices. Je sçai par expérience, combien le mal réussit dans une belle et grande ville comme Paris, où l'on n'a guère d'autre occupation que de médire. Je sçai que le bien qu'on dit d'un homme ne passe guère la porte de la chambre où on en parle, et que la calomnie va à tire d'aile jusqu'aux ministres. Je suis persuadé que si ces misérables bruits parviennent à vous, vous en verrez aisément la source, et l'horreur, et que vous préviendrez l'effet qu'ils peuvent faire. Je voudrais être ignoré, mais il n'y a plus moyen. Il faut se résoudre à payer toute ma vie quelques tributs à la calomnie. Il est vray que je suis taxé un peu haut, mais c'est une sorte d'impost for mal répartie. Si l'abbé de st Pierre a quelque projet pour arrêter la médisance, je le feray volontiers imprimer à mes dépens.

Du reste je vis assez en philosofe, j'étudie baucoup, je vois peu de monde, je tâche d'entendre Neuton et de le faire entendre, je me console avec l'étude, de l'absence de mes amis; il n'y a pas moyen de recoudre àprésent l'enfant prodigue. Je pourois bien travailler à une tragédie le matin, et à une comédie le soir, mais passer en un jour de Neuton à Talie, je ne m'en sens pas la force.

Attendez le printemps messieurs, la poésie servira son quartier, mais àprésent c'est le tour de la phisique. Si je ne réussis pas avec Neuton, je me consoleray bien vite avec vous. Mille tendres respects je vous en prie à mr votre frère. Je suis bien tenté d'écrire à Thalie, je vous prie de luy dire combien je l'aime, combien je l'estime. Adieu, si je voulois dire à quel point je pousse ces sentiments là pour vous, et y ajouter ceux de mon éternelle reconnaissance, je vous écrirois des infolio de bénédictin.

V.

Quand vous aurez quelques ordres à me donner, adressez vos lettres à messieurs Ferrand et Darty, négocians à Amsterdam, sans autre nom, sans autre envelope, la lettre me sera sûrement rendue.