[c. 15 January 1737]
Monseigneur,
Je ne sais par où commencer: je suis enivré de plaisir, de surprise, de reconnaissance,
Vous faites à Berlin des vers français tel qu'on en faisait à Versailles du temps du bon goût et des plaisirs. Vous m'envoyez la métaphysique de m. Wolf, et j'ose vous dire que v. a. r. a bien l'air de l'avoir traduite elle même. Vous m'envoyez m. de Bork dans le sein de ma solitude: vous savez combien un homme digne de votre bienveillance doit m'être cher. Je reçois à la fois quatre lettres de v. a. r.; le buste de Socrate est à Cirey. Je suis ébloui de tant de biens; j'ai une peine extrême à me recueillir assez pour vous remercier.
Les grandes passions parleront les premières: ces passions, monseigneur, sont vous et les vers.
Monseigneur, autrefois Auguste fit des vers pour Horace et pour Virgile; mais Auguste s'était souillé par des proscriptions: Charles IX fit des vers, et même assez jolis, pour Ronsard; mais Charles IX fut coupable d'avoir au moins permis la Saint-Barthelemi, pire que les proscriptions. Je ne vous comparerai qu'à notre Henri le grand, à François 1. Vous savez sans doute, monseigneur, cette charmante chanson de Henri le grand pour sa maîtresse:
Voilà des modèles d'hommes et de rois; et vous les surpasserez. M. de Bork a ému mon cœur par tout ce qu'il m'a dit de v. a. r.; mais il ne m'a rien appris.
Vous sentez bien, monseigneur, que j'ai dû recevoir vos lettres très tard, attendu mon voyage. Enfin, madame du Châtelet les a receues avec le Socrate. Le sr Tiriot auroit pu retirer le paquet à la poste plustôt mais mr Chambrier le retira, et croyant que c'étoit votre portrait il vouloit bien, comme de raison, le garder. Emilie est au désespoir que ce ne soit que Socrate monseigneur. Le palais enchanté de Cirey s'est flaté d'être orné de l'image du seul prince que nous comptions sur la terre. Emilie l'attend, elle le mérite et vous êtes juste.
Le sr Tiriot a encor cru que j'allois en Prusse. L'éclat de vos bontez pour moy l'a persuadé à baucoup de monde. On inséra cette nouvelle dans les gazettes il y a près d'un mois. Mais monseigneur la pénétration de votre esprit vous aura fait deviner mon caractère, je suis sûr que vous m'aurez rendu la justice d'être persuadé, que j'ay la plus extrême envie de vous faire ma cour, mais que je n'ay eu nullement le dessein d'y aller. Je suis incapable de faire une telle démarche sans des ordres précis. La cour du roy votre père et votre personne monseigneur doivent attirer des étrangers mais un homme de lettres qui vous est attaché ne doit pas aller sans ordre, etc.
Ma santé ne seroit que le moindre obstacle, le bonheur d'aprocher de vous la fortifieroit.
Je ne comptois pas assûrément sortir de Cirey, il y a un mois. Madame du Chastelet dont l'âme est faite sur le modèle de la vôtre, et qui a sûrement avec vous une harmonie préétablie, devoit me retenir dans sa cour que je préfère sans hésiter à celles de tous les rois de la terre, et comme amy, et comme philosophe, et comme homme libre, car
Un orage m'a arraché de cette retraite heureuse. La calomnie m'a été chercher jusques dans Cirey. Je suis persécuté depuis que j'ay fait la Henriade. Croiriez vous bien qu'on m'a reproché plus d'une fois d'avoir peint avec des couleurs trop odieuses la st Barthelemy? On m'a apellé athée parceque je dis que les hommes ne sont point nez pour se détruire. Enfin la tempête a redoublé et je suis party par le conseil de mes meilleurs amis. J'avois esquissé les principes assez faciles de la philosophie de Neuton et madame du Chastelet avoit sa part à l'ouvrage. Minerve dictoit et j'écrivois. Je suis venu à Leide travailler à rendre l'ouvrage moins indigne d'elle et de vous. Je suis venu à Amsterdam le faire imprimer et faire dessiner les planches. Cela durera tout l'hiver. Voylà mon histoire et mon occupation. Les bontez de votre altesse royale exigeoient cet aveu.
J'étois d'abord en Hollande sous un autre nom pour éviter les visites, les nouvelles connaissances et la perte du temps. Mais les gazettes ayant débité des bruits injurieux semez par mes ennemis j'ay pris sur le champs la résolution de les confondre, en les démentant, et en me faisant conaître.
Je n'ay pas encor eu le temps de lire toutte la métaphisique dont vous avez daigné me faire présent. Le peu que j'en ay vu m'a paru une chaine d'or qui va du ciel en terre.
Il y a à la vérité des chainons si déliez qu'on craint qu'ils ne se rompent, mais il y a tant d'art à les avoir faits que je les admire, tout fragiles qu'ils peuvent être.
Je vois très bien qu'on peut combatre l'espèce d'harmonie préétablie où il veut venir, et il y a bien des choses à dire contre son sistème mais il n'y a rien à dire contre sa vertu, et contre son génie. Le taxer d'athéisme, d'immoralité, enfin le persécuter me paroit absurde. Tous les téologiens de tous les pays, gens enivrés de chimères sacrées, ressemblent aux cardinaux qui condamnèrent Galilée. Ne voudroient ils point brûler mr Volf parce qu'il a plus d'esprit qu'eux? Ange tutélaire de Volf, et de la raison, grand prince, génie vaste et facile, esce qu'un coup d'œil de vous n'impose pas silence aux sots?
Dans les lettres que je reçois de votre altesse royale, parmy bien des traits de prince et de philosophe, je remarque celuy où vous dites
Cela est très vray. Il sied très bien à un prince de n'être pas puriste. Mais il ne sied pas d'écrire, et d'ortographier comme une femme. Un prince doit en tout avoir receu la meilleure éducation et de ce que Louis 14 ne savoit rien, de ce qu'il ne savoit pas même la langue de sa patrie je conclus qu'il fut mal élevé. Il étoit né avec un esprit juste et sage, mais on ne luy aprit qu'à danser, et à jouer de la guitarre. Il ne lut jamais, et s'il avoit lu, s'il avoit sçu l'histoire, vous auriez moins de français à Berlin, votre royaume ne se seroit pas enrichi en 1686 des dépouilles du sien, il auroit moins écouté le jésuite le Tellier, il auroit etc.
Ou votre éducation a été digne de votre génie, monseigneur, ou vous avez tout supléé. Il n'y a aucun prince actuellement sur la terre, qui pense comme vous. Je suis bien fâché que vous n'ayez point de rivaux.
Je seray toute ma vie
monseigneur
de votre altesse.