1736-11-24, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

On m'a mandé que le mondain avoit été trouvé chez mr de Luçon, et que le président Dupuis en avoit distribué baucoup de copies.
On m'en a envoyé une toute défigurée. Il est triste de passer pour un hétérodoxe et de se voir encor tronqué, estropié, mutilé comme un auteur ancien. Je trouve qu'on a grande raison de s'emporter contre l'auteur dangereux de cet abominable ouvrage dans lequel on ose dire qu'Adam ne se faisoit point la barbe, que ses ongles étoient un peu trop longs, et que son teint étoit hâlé. Cela mèneroit tout droit à penser qu'il n'y avoit ny ciseaux ny rasoir ny savonette dans le paradis terrestre, ce qui seroit une hérésie aussi criante qu'il y en ait. De plus on supose dans ce pernicieux libelle qu'Adam caressoit sa femme dans le paradis, et dans les anecdotes de la vie D'Adam trouvées dans les archives de l'arche sur le mont Ararat par st Ciprien, il est dit expressément, que Le bonhomme ne bandoit point, et qu'il ne banda qu'après avoir été chassé et de là vient, à ce que disent tous les rabins, le mot bander de misère. Ut ut est. L'insolente absurdité digne de la sotise de l'âge d'or, et de la cruauté du siècle de fer, la hauteur et la bêtise avec la quelle un certain homme a parlé à un de nos amis, m'auroit donné la plus extrême indignation, si elle ne m'avoit pas fait poufer de rire.

Il n'est pas encore sûr que j'aille en Prusse. Recomandez à votre frère d'envoyer par le coche le paquet du prince philosophe. Votre mr Chambrier est un étrange homme. Je luy ay adressé un gros paquet pour notre prince. Je luy ay mandé de vouloir bien m'en acuser la réception. Point de nouvelles. Ces procédez irréguliers ne sont pas d'un ministre. Je vous prie de luy en parler. Je supose qu'il a reçu les paquets, quoyque je ne susse point son adresse. A Paris est l'adresse, la rue, la maison de tout ministre. Il a reçu mes paquets à coup sûr. Mais informez vous en.

Demandez si votre prince a chez luy des comédiens français. En ce cas nous luy enverrions le prodigue pour l'amuser.

Je supose que le ministère trouve très bon ce petit comerce littéraire.

J'ay envoyé à Berlin dans ce paquet (dont point de nouvelles) le mondain, l'ode à Emilie, la neutonique, une lettre sur Loke, afin de luy faire ma cour in omni genere.

De qui est donc ce bau poème didactique? De m. de la Chaussee sans doute. Il n'y a que luy dont j'attende ce chef d'œuvre. Mandez moy si j'ay deviné.

Allez chez les deux frères, dites leur, par amabile fratrum cum pace vostra il faut que je voye la leçon de l'enfant prodigue à vous envoyée il y a près d'un mois. Alors mon père Mersenne lira cette leçon et il verra si cela n'est pas baucoup mieux écrit, baucoup plus fin, baucoup plus plaisant, baucoup moins plat en un mot, que ce qu'on joue.

Voicy une copie plus exacte de la neutonique. Vous pouvez la donner, mais il faut comencer par des gens un peu philosophes, et poètes

pauci quos æquus amavit Jupiter.

Mon copiste qui n'est ny poète ny philosophe avoit mis, pour la période de 26000 ans, six cents siècles entiers par delà vingt mille ans, ce qui faisoit quatrevingt mille ans, aulieu de six mille. Bagatelle.

Mille compliments à vous, à votre parnasse. Si vous voyez l'aimable philosophe Mairan, dites luy qu'il songe à moy, qu'il vous donne sa lettre, dites que je vais à Berlin. N'écrivez plus jamais, qu'à madame Faveroles à Bar sur Aube. Retenez cela. Réponse sur tous les articles. Aimez moy, adieu Mersenne.