1760-11-08, de Charles Emmanuel de Crussol, duc d'Uzès à Voltaire [François Marie Arouet].

Il faudra donc toujours vous admirer, monsieur, et en revenir à vous, dès que notre frêle machine nous permettra de nous occuper d'autre chose que d'elle même.
J'étais venu à Paris pour m'attacher uniquement à rétablir ma santé, et vous m'y avez souvent distrait fort agréablement de ce soin. Vos ouvrages font aimer la vie à des hommes qui pensent et la font supporter à ceux qui ne sentent l'existence que comme un poids. Je suis malheureusement de cette dernière classe. Ce sentiment de mes infirmités l'emporte sur tous les autres. Cependant par reconnaissance, je ne médirai point des maladies. Pline disait qu'elles vous rendent dévots; j'ai éprouvé qu'elles nous rendent plus philosophes. Il semble que l'âme par les efforts qu'elle fait pour surmonter la douleur, acquiert une certaine vigueur de pensée, nous tombons dans une mélancolie bien propre à la réflexion et après avoir vécu avec soi même dans la solitude à laquelle le mal nous condamne, l'esprit est plus fin, plus indépendant, moins flatteur; car tant que nous sommes dans le tourbillon du monde, nous avons beau faire; nous tenons toujours un peu à ses préjugés. Pour moi, j'ai profité de l'occasion dans les intervalles que mes infirmités m'ont laissés, j'ai donné à l'ouvrage dont je vous ai fait part autrefois un nouvel être. L'ordre en est entièrement changé, et le volume en augmente tous les jours; tant il est vrai que les pensées naissent des pensées, les réflexions des réflexions, et que l'on ne finirait jamais si l'on ne savait se borner. Mais il ne faut jamais écrire tout ce qu'on pense, à moins d'être Voltaire; il n'est pas donné à tout le monde d'attraper son secret.

Pauci quos æquus amavit
Jupiter….

J'en ambitionnerais un entre autres, cette humeur enjouée et vive en dépit des années et des infirmités, cette belle humeur qui a créé et mis au monde Le Pauvre diable, La Vanité, Le Russe, et qui a si fort chargé votre conscience sur le repos des bonnes âmes des Lefranc de Pompignan, des Aliboron dit Fréron, des Abraham Chaumeix, des Diacres Trublet. Il faut se faire quelquefois enfant pour fouetter la toupie. Je me suis trouvé tel à l'Ecossaise, car j'y ai pleuré de bonne grâce. J'aimais d'abord assez de vous voir vous amuser à écraser un insecte, mais quand vous commenciez à me faire pleurer, j'étais fort fâché d'avoir ri. Mon deuil m'a empêché d'assister à la première représentation de Tancrède. Mais premiére ou dernière, ç'a été tout de même, même foule, mêmes applaudissements, melle Clairon vous doit beaucoup de reconnaissance des prodiges que vous lui avez donné lieu de faire. Je ne l'ai pas vue un seul moment au dessous de vous. Vous m'aviez si fort intéressé pour les deux amants, que j'ai souffert de voir l'agonie de Tancrède si longue. C'est ma faute sans doute, et je m'en rapporterai bien là dessus à vous, monsieur, qui connaissez l'effet mieux qu'aucun tragique ne l'a connu encore, vous avez usé dans cette pièce des droits du génie et très heureusement prouvé qu'il ne se laisse point circonscrire par les bornes des règles établies. Vous avez traité notre théâtre comme un Pierre le grand faisait de certains gouvernements.

Je suis tenté de ne pas lire sa nouvelle histoire, que le second volume n'en soit publié, vous traitez le public comme une femme adroite son amant: elle ne lui accorde une faveur que pour lui inspirer un nouveau désir. Quand satisferez vous notre impatience à cet égard? Votre Salomon vous fournit une belle suite à vos hommes illustres. Je voudrais bien la lire d'ici dans votre portefeuille. Je rencontrai dernièrement chez made de . . . . . . . un de vos philosophes, Helvetius. Cette rencontre m'a remis l'Esprit dans la tête, et j'en fais une lecture moins provinciale, plus réfléchie. J'avais eu autrefois sur le même sujet des idées un peu différentes, que j'ai communiquées à cet auteur. Il a bien battu les buissons, mais tout n'est pas tombé dans ses filets, qu'en dites vous?

Je désirerais bien philosopher avec vous quelquefois, monsieur; c'est la plus douce consolation que puisse goûter un homme qui a su malheureusement peut être apprécier et la vie et les hommes. Procurez moi je vous prie ce plaisir, autant que vos travaux vous le permettent. La distance des lieux que nous habitons, me rendra ce commerce plus précieux. J'ai perdu presque entièrement le bonheur de sentir, vous me ferez trouver plus doux celui de penser.

Adieu, monsieur, je ne finirai point de m'entretenir avec vous, si je ne suivais que mon penchant, mais on ne dit pas tout en une fois. Je suis en attendant plus que personne, monsieur, &c.