1759-06-15, de Pierre Robert Le Cornier de Cideville à Voltaire [François Marie Arouet].

Il ne faut pas trop, je crois, aprofondir, illustre et cher ami, si nostre petit homme qui sent le Marquis d'une lieüe à la ronde vous a payé mille Ecus pour la gloire de tenir sa parole; mais il est bon de Profiter de son peu d'usage et de luy faire payer encore comme à un marquis de campagne les autres 3 mille livres qu'il s'est anoncé de donner dans l'année.
Mon petit ministère est fort à vostre service; je le sommeray de par les loix de la chevalerie de satisfaire le comte de Fernex et le marquis d'Ango ne poura s'en dédire: c'est une Espèce de petit fou à mener comme Ragotin; je n'oublieray jamais de l'avoir vu à la Riviere Bourdet armé de toute pièces avec le ceinturon d'un homme mais quy aloit jusques sous les aiselles, et d'où pendoit une épée qui trainoit par la chambre, des bottes qui montoient audessus de ses hanches, montant un matin chés Thiriot luy demander raison, d'une certain négation trop peu assaisonnée dans la précédente soirée; Thiriot, éveillé et faisant ouvrir son rideau, pouffe de rire, et la proposition du combat entendüe dit en prenant son sérieux, Tout à l'heure mon petit mr., un moment que je m'habille. Ce n'est pas la peine, dit Ragotin, je suis content de cette satisfaction. Nous sommes anciennement amis, je voulois seulement vous dire que je n'aime pas les démentis, et s'en alla très viste.

Pendant que nous nous divertissions de toutes ces balourdises là et que nous jouissions vulgaires spectateurs des scènes plaisantes que nous donnoient journellement ce certain beau niais de président, l'impure présidente qui réduisit Thiriot à préférer deservir des messes au service épuisant de la présidente, les caprices et les goûts dépravés de l'abbé Damfreville, les sarcasmes de Dubourgteroude, les fureurs du cte Desalleurs, plaisant Turlupin et froid qui mettoit en fureur Gilles Maignard de Bernière et l'apaisoit avec une fadeur.

Tandis que nous passions nostre temps à rire de toutes ces belles choses,

Oubliant de manger et sans avoir dormi
Dans une chambre obscure
Vous évoquiez, peigniez à la race future
Les diables et la st Barthelemy.

J'aurois dû, illustre et cher ami, vous faire mes complimens sur l'acueil mérité qu'on a fait au divertissant et philosophe Candide.

J'aurois dû vous entretenir de la révolution heureuse qu'anonce dans nos finances le nouveau contrôleur général, Le clairvoyant, le véridique, Le citoyen mr. de Silhouette.

J'aurois pu vous annoncer le Passage du sage et tendre mr. d'Argental de la vie privée à l'Etat de plénipotentiaire, et ce qui n'est pas à oublier, sans bouger de la Rüe st Roch.

Je devois vous féliciter sur ce changement de la scène françoise qui grâces à vostre déchainement contre la mesquinerie de nos salles de spectacles et le mauvais goust de nostre siècle, cède enfin le Théâtre aux acteurs. On ne verra plus l'ombre dans Semiramis percer avec peine la foule des petits maitres. Mais quelle réduction! on ne leur ofre que des places où ils seront assis et tranquilles! Cecy est capable de les faire défecter, ils ne venoient que se montrer eux et leur habits et ne payoient point. Le spectacle peut bien peutestre s'en passer. Pour moy qui n'ay pas l'honneur d'estre des leurs, je vous avoueray que j'ay cru entendre pour la 1ère fois une Tragédie, quand j'ay vu les Grecs et les Romains isolés et sans cette mauvaise compagnie de nostre siècle.

J'aurois dû vous dire que melle Dubois, fille de l'acteur, grande, bienfaite, avec la plus belle voix du monde, et 17 ans, est une copie de melle Clairon, et fait Espérer à son début qu'elle égalera bientost sa maitresse.

Il falloit vous aprendre que mr. le cte de Lauraguais, le citoyen généreux qui a chassé les spectateurs de dessus nostre Théâtre, veut y figurer comme autheur; on assure qu'il va faire représenter mais en prose, une Iphigénie en Tauride. Je doute qu'il réussisse plus que la Motte à introduire cette nouveauté. Corneille, Racine et vous, grand homme, vous nous avés acoutumés à croire que Le langage de la Tragédie est la forte et tendre Poésie, mais n'en fait pas qui veut. Pauci quos æquus amavit Jupiter, un ou deux au plus dans les plus beaux siècles &c.

Vous aurés eu l'amende honorable que vient de publier mr. Gresset sur le scandale qu'il croit avoir donné en travaillant pour le Théâtre. Edouard, Sydnei, le méchant, n'ont peutestre pas assés scandalisé — voilà de moins celui, qui, aprés vous, faisoit, ce me semble, le mieux des vers.

Je ne vous ay point fait part de toutes ces belles Choses, 1. parce que je sais que d'Argental et Thiriot vous en instruisent toutes les semaines, 2. parce que j'hésite toujours à faire perdre en lisant et en répondant à mes lettres un temps que vous employés bien mieux pour vostre gloire, la nostre et nos Plaisirs: il est contre l'intérest du bien public, malgré ce qu'en poura dire frère Berthier, d'interrompre l'autheur admirable de la vie du czar, du siècle de Louis 14, de la mort de Socrate, à ce qu'on nous assure, le paraphraste heureux du et du cantique des cantiques que nous admirons en manuscrit, que sais je, l'autheur de  . . . de  . . . de toutes les Richesses que renferme vostre écrein littéraire. Je pars mardi pour ma province et partout où je seray, je vous assure que vous n'avés ny n'aurés jamais de plus tendre admirateur ny d'homme plus dévoüé à vous servir que vostre ancien ami. J'écriray de mon village à mde Denis, que je vous suplie, d'assurer de mon respect.